Absolument bluffé par ce court ouvrage de Herman Melville qui nous donne là une histoire étrange et tragi-comique qui rappelle furieusement un certain auteur pragois.
Cette nouvelle (38 pages dans mon édition) est déjà en soi un plaisir de lecture, par son vocabulaire élevé et sa narration étonnée à la première personne, elle est aussi troublante par les zones d'ombre et de mystère qu'elle tisse sur des personnages quasi-dickensiens.


"Bartleby, the scrivener" nous raconte la stupéfaction d'un homme, en charge d'un office de travaux administratifs et notariés, quand il entre en conflit avec son nouvel employé, Bartleby, qui semble opposer une résistance aveugle et inflexible aux taches qu'on lui demande d'accomplir. Bartleby n'est pas qu'un employé récalcitrant , il est aussi un étrange parasite qui va peu à peu s'enkyster sur son lieu de travail avant que la police ne le mette aux arrêts. Son obstination ne s'arrêtera pas là...


Je suis bien en peine de vous expliquer de quoi il retourne dans cette histoire car Melville nous donne ici un récit si cryptique qu'il ne peut que donner naissance à beaucoup d'interprétations. C'est le propre du coup de génie de produire un matériel aussi simple qui ouvre des abysses aussi troublants. Les personnages sont presque caricaturaux, ne possédant même pas de nom, mais des patronymes supposés leur ressembler - déjà là, je lève un sourcil, car le premier employé que nous rencontrons s'appelle "Turkey"un bizarre surnom s'il en est.


Il est clair qu'il ne s'agit pas ici de portraits réalistes. Les employés du bureau ont cette particularité d’être synchronisés dans leur humeurs: le premier est efficace le matin avant de rentrer dans des colères noires l'après-midi et de couvrir son travail de tâches d'encre. Le second est irascible le matin, secouant son pupitre, comme pris de spasmes, avant de trouver son efficacité l'après-midi. Un troisième agit comme un "go-between" entre les employés en assurant les ravitaillements. Le dernier, Bartleby, est l'ombre d'une ombre, perdu dans un coin du bureau, fixant un mur de briques par la fenêtre, et "préférant" ne pas travailler.


Personnellement j'ai du mal à séparer ces personnages du narrateur lui-même, comme s'ils étaient en fait des composantes de sa psyché, ou même de son corps. Son acceptation de leurs particularités synchrones, son incapacité à les raisonner ou à les chasser, ressemble je trouve à ce commerce que nous avons avec nos organes ou nos humeurs. Tâches, tremblements, apathie...Il y a pour moi quelque chose d'organique, de maladif, dans cette histoire...


Bartleby ne m’apparaît pas comme une personne mais comme une tumeur, une intrusion, un remords presque. Son refus du travail, puis de la vie , l'horreur qu'il inspire aux autres et sa fin tragique renvoie à du non-social, de l'individualité forcené, de la nature brute. Quand le narrateur nous explique enfin l'origine de son employé, une occupation assez macabre, le mystère reste entier mais pointe vers un spleen total, une dépression intense déclenchée par quelque événement traumatique (certaines lettres n'atteignent jamais leur destinataire, apprend-on..)


Surprenant, troublant, personnel et universel, un très beau texte que je vous recommande, guys et guysettes!

nostromo
9
Écrit par

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le 11 avr. 2020

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nostromo

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