C’est de Bébert le chat qu’il s’agit dans les pages : le sac à puces réel recueilli par Destouches, autant que l’animal de fiction qui accompagne Bardamu. (Même s’il est aussi furtivement question de l’autre Bébert, l’enfant typhoïdique de Voyage au bout de la nuit. D’ailleurs, « à la jeunesse du garçon répond la grâce de l’animal. Ils meurent tous les deux, impeccables. Ils ne seront jamais des vieillards nés. C’étaient des enfants morts. Innocents », p. 18.)
L’idée principale est simple : « Bébert démasque Céline. Il dénonce ses mensonges et souligne ses inventions. Par conséquent, il approuve à l’occasion sa sincérité » (p. 53). Le chat est un greffier, si on préfère… L’idée est astucieuse. Elle me paraît tout à fait compatible avec les souvenirs que je garde de mes lectures de Céline. Et elle est, dans le volume, suffisamment démontrée, s’appuyant sur des extraits précis, pour être convaincante. Est-elle suffisamment riche en elle-même pour que l’auteur la remâche sans dommage sur quelque cent vingt pages ? Assurément non, c’est pourquoi Frédéric Vitoux ne la remâche pas.
Parler de Bébert n’est pas un prétexte, mais un motif pour aborder les relations entre les personnages dans les romans de Céline, et de là les frottements entre vérité et fiction dans son œuvre, et de là la mauvaise conscience, et de là l’incontournable question du style… Bébert est comme l’extrémité d’un fil dans une pelote de laine, à partir duquel tout vient lorsqu’on le tire. On apprendra ainsi que « Lili est bien du côté des animaux » (p. 86) dans les romans autobiographiques de Céline ; que « L’horreur des réalités, c’est l’horreur de Bébert ! En chassant les premières, il [Céline] chasse le second. » (p. 48) ; que « Tout se passe comme si les traits de caractère que Céline n’osait pas ou ne pouvait pas s’attribuer dans l’histoire, il en chargeait le chat » (p. 75)…


Au bout du compte – et je crois que c’est le propos d’autres livres critiques de Vitoux sur Céline – on finit par traiter ce qui est la « matière première » de tout écrivain : les mots. La véritable thèse de l’ouvrage, c’est peut-être la suivante : « Céline a peur du langage, lui aussi. Il faudrait dire : lui d’abord. Alors qu’il paraît intarissable et d’une violence littéralement inouïe, emportant ses lecteurs et les noyant sous un déluge de mots précipités, de fragments haletants, Céline doit d’abord être considéré comme un styliste, un romancier de la mesure sinon même du silence. […] / Sa “petite musique” qui est, pour simplifier, la transposition du langage parlé dans le langage écrit a précisément pour objet de faire oublier l’écriture. Seule importe l’émotion – comme une connaissance intuitive et primordiale. Et tout le travail du styliste consiste justement à faire oublier le style : ce péché originel » (p. 90-91).
Ce qui permet de faire le lien entre Bébert et le style, outre la notion d’intuition qui est l’apanage du chat, c’est ceci : « Le lecteur se souvient longuement de Bébert dans la mesure même où peu de paroles sont venues le définir, c’est-à-dire le compromettre » (p. 97).
En d’autres termes, sous la plume d’autres auteurs, le propos se serait probablement rapproché de ces livres un peu artificiels qui vous parlent du rôle primordial de R2-D2 dans Star Wars ou de la teneur philosophique élevée du Trône de fer – de tels ouvrages existent ; ils rendent rarement justice à l’œuvre et au concept qu’ils entendent éclairer… Ici, Bébert est une porte d’entrée ; il dessine de fil en aiguille le contour d’une œuvre. Comme, par ailleurs, l’écriture de Vitoux est à la fois claire et élégante, on ne perd à rien à passer une soirée au coin du feu avec ce Bébert.


P.S. : On ne m’en voudra pas du jeu de mots qui donne le titre de cette critique : la paternité en revient à Frédéric Vitoux lui-même, page 18.

Alcofribas
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le 20 janv. 2018

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