Cabane
7.3
Cabane

livre de Abel Quentin (2024)

Cabane est le récit de ce qui advint du rapport Meadows sur les limites de la croissance, rebaptisé ici Rapport 21, à travers les quatre chercheurs qui le rédigèrent, sous l'égide de Daniel W. Stoddard, le grand manitou en matière de "dynamique des systèmes". De quoi s'agit-il ? De rentrer dans l'IBM360, mastodonte star de l'informatique de l'époque, toutes les données à prendre en compte dans la question de la croissance : démographie, industrie, agriculture, déplacements, etc. Et de modéliser ce que Stoddard nomme des boucles de rétroaction : comment un phénomène en accentue un autre, générant à son tour une autre boucle, pour aboutir à un phénomène exponentiel. On en a un très bon exemple avec la fonte des pôles. L'impuissance à véritablement cerner cet effet cocktail - comme on le dit pour les médicaments - explique que les rapports du GIEC, accusés par certains de se montrer alarmistes, sont en réalité presque toujours trop optimistes.

L'équipe de chercheurs se compose de quatre profils bien différents. Il y a d'abord Mildred et Eugene Dundee, les deux Américains, qui représentent le combat pour voir ce rapport suivi d'effets concrets. Puis Paul Quérillot, le Français, qui ne va pas tarder à tourner casaque en mettant ses talents au service d'Elf Aquitaine, avant de fonder sa propre boîte pour gagner encore plus d'argent. Il représente le cynisme et la trahison du monde scientifique. Enfin, l'homme qui donne son titre à l'ouvrage : Johannes Gudsonn, le Norvégien qui disparaît de la circulation pour s'enfermer dans une cabane. Cet admirateur de l'écoterroriste Kaczynski (pour une fois le terme n'est pas usurpé puisque l'homme a réellement posé des bombes) représente la tentation extrémiste. Un cinquième personnage s'ajoute au tableau : Rudy, un journaliste français qui va enquêter sur ce petit monde près de 50 ans plus tard, c'est-à-dire dans les années 2020. Le cas de l'introuvable Gudsonn, en particulier, va l'obséder, l'amenant à le traquer, de Bergen en Norvège à Dieulefit, puisque notre homme s'est beaucoup déplacé. Abel Quentin mêle avec un certain talent le récit historique d'un déni quasi général et une fiction liée à chacun de ses personnages.

Les différentes nationalités des chercheurs sont exploitées comme il se doit pour relever en quoi elles influent sur leur vision des choses. Ainsi page 35, s'agissant de Quérillot qui évoque, dans une interview de la revue Science, le couple américain. Il leur lâche ce "tacle déguisé" :

Mes deux collègues ont été heurtés dans leur naïveté et leurs croyances les plus profondes. Pour nos amis américains, éduqués dans un esprit de conquête, chaque limite dépassée en dévoile une autre. Pour de tels individus, il est particulièrement déstabilisant de découvrir que nous vivons dans un monde fini, dont les limites physiques ne peuvent être dépassées.

Une blague circule dans le milieu écolo : "Pour penser qu'on peut croître indéfiniment dans un monde fini, il faut être soit un fou soit un économiste". Un enfant de 10 ans le comprendrait, mais cette évidence se heurte à la psyché de l'Amérique, imprégnée de l'esprit de conquête de ses pionniers, ainsi qu'à ce que Quérillot nomme leur "optimisme à la con". On n'est donc pas surpris que les Etats-Unis soient à ce point à la traîne dans la prise de conscience. Même si cette mentalité toujours positive a ses vertus : c'est bien le couple Dundee seul qui permettra au Rapport 21 d'être connu partout dans le monde - faisant au passage d'eux des stars, au grand dam du plutôt rétif Eugene. Réponse de la bergère au berger, Mildred lance à Quérillot, page 66 : "et d'ailleurs il pouvait aller se faire mettre, lui et son arrogance de Français de merde". L'optimise naïf des Américains contre l'arrogance française : on est en terrain connu.

Les Dundee se retireront à la campagne pour élever des porcs... qui dévoreront Eugene, idée malicieuse de Quentin pour contrecarrer l'idée que mère Nature n'est que bienfaisance. Quérillot décèdera d'un cancer, juste retour des choses pour celui qui alimenta le système qui en produit à grande échelle. Quant à Gudsonn, le lecteur (à défaut de Rudy) finira par le retrouver, en gourou allumé qui orchestre un suicide collectif.

Dans la description des obstacles qui se dressent sur la route du couple Dundee, Abel Quentin nous offre des passages très justes. Page 104, Mildred évoque leur ennemi Steve Hashley, issu lui aussi de Berkeley mais défendant le business as usual :

Elle en voulait aux grands patrons, à Steve Hashley, aux hommes politiques. Eux ne se contentaient pas d'être des veaux : ils étaient condescendants. Ils revendiquaient la position d'adultes dans la pièce, alors qu'ils détruisaient l'écosystème comme des enfants tyranniques et idiots. C'est cela qui rendait fou : sentir la condescendance de ces bébés obèses, inconséquents et stupides. Se faire traiter d'utopistes et d'idéalistes par de gros nababs à courte vue qui ne faisaient rien d'autre que de foncer dans le mur en klaxonnant.

Un sentiment que j'ai maintes fois éprouvé, en entendant les Macronistes, par exemple, parler des gens "raisonnables".

Page 266, Quentin résume d'une phrase l'ampleur du défi, lié au piège dans lequel le capitalisme a su nous enfermer : "Emprise invisible, mille fois plus sournoise que celle du fascisme. Contre elle, il était difficile de se révolter. Il aurait fallu, pour s'en libérer, nous révolter contre nous-mêmes." (même si j'aurais écrit plutôt "pour s'en libérer, se révolter contre soi-même").

Gudsonn, lui, reclus dans sa cabane, acquiert une vision mystique de la question. Page 435, évoqué par Mildred :

- Je pense que Gudsonn croit au diable, lui. Seulement, son diable n'est pas un bouc fourchu. Comme disait le père de Eugene, "il utilise sa fameuse ruse : faire-croire-qu'il-n'existe-pas". Il est un virus invisible, dont l'homme est le porteur à demi innocent. Il s'est infiltré comme un poison dans le quotidien morne du consommateur-producteur-reproducteur.

Bernanos n'est pas loin. Le people in the sun de Hopper choisi en couverture ne figure-t-il pas les insouciants Occidentaux se dorant la pilule "sous le soleil de Satan", celui du capitalisme mondialisé ?...

Dans ses partie fictionnelles, le roman sombre par moments dans le trivial, comme page 88, lorsque, dans une chambre d'hôtel, Mildred et Eugene, que les tournées internationales avaient éloignés l'un de l'autre, se retrouvent : "(...) et alors elle empoigna Eugene par le col et lui hurla Baise-moi, baise-moi Eugene, fuck me Eugene, fous-moi la paix avec tes modèles informatiques et mets-la moi, tout de suite." J'ai toujours du mal à trouver crédible ce type de scène. Idem page 98 : "Le week-end ils marchaient de longues heures dans la forêt, parmi les arbres géants, et parfois Eugene entraînait Mildred pour un coït au milieu des fougères qui leur écorchaient les genoux". L'amour dans des conditions désagréables, c'est vraiment un poncif de l'érotisme à deux balles - surtout à propos d'un couple établi. A propos de Quérillot aussi, Abel Quentin va se laisser aller à des scènes de "baise" en lui prêtant une homosexualité découverte sur le tard, comme s'il fallait obligatoirement pimenter son long récit pour tenir le lecteur en haleine, fût-ce au prix de descriptions sont plus souvent inspirées par la pornographie que par les préceptes du tantrisme...

Le style est fluide, rendant ce pavé très digeste. Quelques formules font mouche. Page 60, à propos de Mildred au Club transatlantique qui avait commandé le rapport : "Elle suivit du regard le sénateur, tandis qu'il disparaissait dans la marée de dos". Page 64, ce mélange de registres de langages, dont use par exemple un Jean Echenoz, que je trouve toujours savoureux :

A entendre Mildred, ce n'était pas seulement une question éthique (...) et cela faucherait l'herbe sous les pieds de leurs détracteurs, qui étaient déjà nombreux et les traitaient de soviets de laboratoire, d'aventuriers, de pseudo-scientifiques en mal de notoriété, de cartomanciens du dimanche, d'apprentis sorciers et d'enfants de putains et d'autres choses encore.

Qu'est-ce qui se passe dans la tête de gens qui ont pleinement conscience du processus à l’œuvre ? Mildred dans ses vieux jours, interviewée par Rudy en donne une idée pages 432 et 435.

Vous êtes sur une plage, face à la mer, et voyez des enfants qui se chamaillent autour d'un château de sable. Ils se disputent un seau ou une pelle et vous voyez une barre sombre qui se rapproche et devient un mur et vous voulez crier aux gens, vous voulez leur dire et ils ne vous entendent pas. Vous ressentez physiquement les limites de la nature. (...) La bétonisation qui progresse comme une lèpre et vous savez que c'est un processus irréversible. L'assèchement des sous-sols et vous savez que c'est sans retour possible. Vous voyez les flux toujours plus serrés qui sont comme des tumeurs malignes autour d'un cœur et le cœur s'emballe, de plus en plus vite. Plus rien n'est innocent. Derrière chaque objet il y a un parc de machines, de transports, une dépense d'énergie, et vous vous les représentez. Vous imaginez l'odyssée de chaque objet importé (...) jusqu'à l'hypermarché de merde. C'est une connaissance et une sensation. (...) Et les milliards de gestes de consommation et de production qui sont des meurtres sans coupable parce que personne n'est responsable du tableau d'ensemble, personne n'a pour projet personnel d'enlaidir le monde, encore moins de détruire la civilisation.
Le rapport 21 a mis au jour un mal sans visage, un crime collectif dénué d'intention criminelle : la croissance. Des milliards d'individus qui, pris isolément, ne poursuivent aucune intention malveillante : ils vont pourtant entraîner la mort de millions d'autres, provoquer des famines, noyer des deltas.

Plus de 50 ans après la sortie du rapport Meadows, on ne peut qu'être consterné devant la faible progression de cette prise de conscience. Soyons précis : il y a prise de conscience puisqu'en France, par exemple, les citoyens mettent en haut du palmarès de leurs préoccupations la question du réchauffement climatique. Oui. Juste après celle du... pouvoir d'achat, leur préoccupation n°1. La conscience écologique existe, mais elle est largement submergée par l'incitation à consommer alimentée par la pub et les réseaux sociaux. Les incendies et les inondations, c'est préoccupant, mais pas au point de renoncer à acheter des fringues sur Shein ou à partir à l'autre bout du monde pour quelques jours.

D'où la barre sombre qui se rapproche, inexorablement. Satan, semble-t-il, a gagné la partie.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

il y a 3 jours

Modifiée

il y a 2 jours

Critique lue 2 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 2 fois

D'autres avis sur Cabane

Cabane
Kittiwake_
9

Critique de Cabane par Kittiwake_

Inspiré  d’un rapport réel qui, en 1972, alertait le monde scientifique du risque majeur d’effondrement pour le milieu du vingt et unième siècle, à partir d’une modélisation qui prenait en compte de...

le 11 sept. 2024

4 j'aime

Cabane
lireaulit
10

Critique de Cabane par lireaulit

En 1972, quatre jeunes scientifiques, spécialistes de mathématiques, économie et informatique, réunissent leurs compétences pour publier une étude intitulée « The Limits to Growth» (Les Limites à...

le 11 janv. 2025

1 j'aime

Cabane
Cannetille
9

Un roman tout à fait passionnant

S’inspirant du retentissant rapport Meadows qui, grâce à la dynamique des systèmes, démontrait dès 1972 qu’à défaut de mesures visant à inverser la tendance, les projections de croissance économique...

le 3 nov. 2024

1 j'aime

2

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

22 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

19 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

18 j'aime

3