Canoës
6.8
Canoës

livre de Maylis de Kérangal (2021)

Une nouvelle centrale et ses sept satellites. Deux avant, cinq après. Les points communs, eux, sont au nombre de trois : chaque récit est porté par une femme (le narrateur est un homme dans Un oiseau léger mais c'est bien le point du vue de sa fille qui domine) ; il y est question de la voix humaine ; et, plus anecdotique, le mot canoë se retrouve dans chacun des textes.

J'ai retrouve un peu le dispositif de L'abattoir de verre de J.M. Coetzee, livre qui m'avait enthousiasmé. Le pari est ici moins réussi, parce que les nouvelles sont plus inégales. Si j'ai trouvé marquante l'histoire de l'enregistrement par les soeurs Klang (Nevermore), celle du répondeur téléphonique où subsiste la voix d'une défunte (Un oiseau léger), ou celle de la très vieille dame qui a vu un Ovni (Ariane espace), d'autres m'ont semblé plus laborieuses dans leur propos. Mustang, le récit central, est un entre-deux : s'il prend plus son temps pour installer quelque chose, ici l'appropriation par une Française du territoire américain, il laisse malgré tout un peu sur sa faim.

Décidément, la littérature a besoin de temps. On hésite toujours face à un gros pavé mais, lorsqu'on regarde avec du recul, les oeuvres marquantes s'étalent presque toujours sur des centaines de pages. Les Frères Karamazov, Belle du Seigneur, La Recherche du temps perdu, Oblomov, A l'Est d'Eden... Il y a donc fort à parier que je ne garderai pas grand chose de ces courtes histoires.

Reste le style. Car Maylis de Kerangal est une authentique écrivaine, sans doute l'une de nos plus précieuses. Son écriture est travaillée sans être prétentieuse, musicale sans jamais verser dans l'outrance, raffinée sans être artificielle. Exemple, le début d'Un oiseau léger, page 119 :

Vers la fin du repas, les phrases ont commencé à chuter comme des pierres dans les assiettes et les milliers de chuintements infrasonores que produisent deux personnes dînant dans la cuisine d'un vieil appartement - raclement des couverts contre la faïence, craquement des chaises de paille, glouglou de l'eau versée dans les verres, bruits des corps -, ont progressivement envahi la pièce. Ces changements de tonalité acoustique annoncent désormais que Lise s'apprête à évoquer sa mère et d'instinct je me suis rétracté. De fait, je l'ai vue poser calmement ses couverts, s'essuyer les lèvres, se pencher en avant, et tendre vers moi son visage que façonnaient la lumière indirecte du spot et peut-être aussi la figure de Rose à qui elle ressemble parfois de manière troublante bien que fugitive. Elle a capté mon regard avec une telle intensité que plus aucune esquive n'a été possible. Papa - j'ai perçu la fébrilité de sa voix, et l'excès de solennité qui signale l'imminence d'une déclaration -, Papa, je voudrais que tu effaces la voix de maman sur le répondeur du téléphone.

C'est quand même de haute tenue, non ? On est loin de la prose paresseuse d'un Houellebecq. La littérature, c'est aussi décrire minutieusement une sensation, écrire dix pages sur le goût d'une madeleine trempée dans du thé : il y a certainement quelque chose de Proustien dans la langue de Maylis de Kerangal, par exemple lorsqu’elle évoque l'effet d'une capsule de bière dans une bouche, en entame de after, page 131 :

Cette capsule de bière qui roule dans ma bouche, cette couronne de métal cabossée, déformée d'un coup de mâchoire, son pourtour dentelé de pointes, le recto poli, le verso râpeux, et cette façon qu'elle a de prolonger son goût de petite monnaie tiède, de faire durer sous mes lèvres ses arômes de foin et de houblon, de rappeler l'amertume, cette pièce d'or Heineken frappée d'une étoile rouge qui valdingue contre mes dents et qui colle sous mon palais telle une hostie clandestine, il est midi, la prairie craque, il règne un grand silence, le ciel est sillonné de photométéores, je traîne un grand sac poubelle de plastique noir, et devant moi, l'herbe aplatie, piétinée, creuse une surface plus claire dans le couvert végétal, une vaste cuvette où les pierres qui cette nuit cerclaient notre foyer sont encore chaudes.

Et, comme elle a conscience de s'être montrée un poil grandiloquente, elle casse le lyrisme en ouvrant ainsi le paragraphe suivant :

C'est dégueulasse, ici.

Allez, un dernier pour la route, en ouvrant au hasard, comme j'aime bien faire. Page 148, dans Ontario :

J'ai observé ce qui avait lieu au revers des nappes blanches, le piétinement des serveurs, le manège des baskets portées avec les pantalons de service [bien observé, ça !], les cartons de bouteilles déchirés les uns après les autres, les paquets de chips et de biscuits secs éventrés puis déversés en continu dans ds saladiers de métal, les grands sacs-poubelle [tiens, le retour des sacs-poubelle !] où l'on balançait les serviettes en papier et les coupelles translucides, quand une modification subite de l'acoustique m'a signalé qu'il se passait quelque chose là-bas, dans le fond de la salle, au-delà de la barrière compacte que formaient ceux qui stagnaient au buffet, comme si une onde sonore balayait l'espace, et dans la foulée j'ai vu quelques têtes se dévisser vers l'arrière comme sous l'effet d'une stimulation électrique, des sourcils se froncer, des nez se dresser au-dessus des têtes, j'ai pensé qu'un évanouissement s'était produit à l'arrière, une chute, ou peut-être un éclat entre deux personnes, une insulte, une bousculade alcoolisée, mais c'était autre chose, c'était le silence qui forait son trou dans la foule [joli], défonçait la rumeur, refoulait lentement les corps vers les murs du salon, élargissant progressivement un cercle assez vaste pour que s'y dresse une voix haut perchée [on retrouve ici le thème unificateur du timbre vocal], une voix au grain si dur et si sensible que j'ai pensé à un diamant Shibata oscillant au fond du microsillon d'un disque vinyle, l'aiguille minérale toujours plus fine, plus résistante, allant chercher le pur contact au creux du pli obscur, le contact absolu.

On pourrait multiplier les exemples à l'envi tant cette prose est de qualité.

Si le projet me semble moins réussi que la plupart de ses précédents romans, subsiste l'essentiel, ce qui fonde avant tout un écrivain : le style.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

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le 1 mars 2023

Critique lue 24 fois

Jduvi

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