Chanson douce
7.2
Chanson douce

livre de Leïla Slimani (2016)

Publié en 2016 et auréolé du prix Goncourt, Chanson douce s’inspire d’un fait divers tragique survenue en 2012 à New-York : une nourrice a mortellement poignardé 2 enfants dont la garde lui était confié. Hormis le côté étonnant d’un tel drame, quels ont pu être les éléments qui ont fait reconnaître ce roman comme une œuvre de qualité ?


Sur le plan narratif, Leïla Slimani mène son roman d’une main de maître. L’histoire débute in medias res par la découverte brutale du meurtre des deux enfants. Cette révélation permet d’évacuer la superficialité de la surprise au bénéfice d’un suspens qui ne fera que croitre chapitre après chapitre et qui maintient son lecteur en haleine jusqu’à la dernière page.


Cette introduction capte notre attention et nous invite à la plus grande attention au récit et à l’analyse qui va se déployer.


L’auteur ne se contente pas en effet de rapporter la succession des évènements. Elle adopte ainsi un point de vue omniscient et alterne entre les trois principaux protagonistes. Elle accentue l’aspect « documentaire » de son roman en consacrant plusieurs chapitres à des témoins clefs de l’enquête afin d’élargir encore notre perception. L’analyse criminelle de cette affaire de meurtre s’arrête là puisqu’il n’y a pas de récit de procès à proprement parler, pas de joutes verbales, ni d’interrogatoire des protagonistes.


C’est au niveau de l’analyse psychologique que Leïla Slimani excelle. On perçoit toute la finesse et la richesse de sa sensibilité d’écrivain dans la création des univers mentaux de Louise, Paul et Myriam. C’est à cet endroit que se constitue petit à petit l’environnement qui sera le théâtre du crime. Le couple de Myriam et Paul se retrouve dans une relation d’interdépendance avec Louise et dont personne ne peut s’échapper : chacun des membres du couple allant plus loin dans son ambition personnelle, se déchargeant quasi intégralement de son rôle de parent sur une employée qui ne fixe pas de limite à ses fonctions et ses horaires. Les traumatismes de Louise y sont relatés avec un certain niveau de détails qui fait comprendre sa fragilité psychologique.


Bien sûr, la compréhension des processus psychologiques ne pourrait être entière sans tenir compte du contexte sociologique. On assiste ainsi à la rencontre d’un couple de la classe moyenne, de haut niveau intellectuel, et d’une femme veuve, issue d’un milieu défavorisé et vivant dans une précarité financière majeure. Le contrat qui se lie entre les deux parties est foncièrement déséquilibré. Dans cette histoire c’est la nourrice qui a tout à perdre. Néanmoins, la description des rapports de classes évite l’écueil caricatural des « méchants » riches et des « gentils » pauvre. La différence de classe se manifeste non seulement sur le plan financier, mais également sur les plans culturel et symbolique ; c’est ainsi par des petites vexations involontaires que le couple marque sa supériorité sur la nourrice.


Toutefois, je ne pense que l’auteur cherche à excuser la nourrice. Personne ne l’a forcé à accomplir son geste. Rien ne l’y prédestinait. Elle aurait pu par exemple déposer sa démission. Mais à la vérité, ses conditions d’existence et par extension psychologique aurait pu entraver son libre arbitre. Une interprétation possible du comportement de Louise est celui de l’homicide-suicide, où un individu ne voit plus de solutions aux problèmes existentiels. C’est l’absence de choix (autre que la mort). Et dans son geste, la personne suicidaire commet également un homicide. La « vengeance » de classe n’est pas une circonstance atténuante dans ce genre de situation, bien que le vécu d’infériorité puisse favoriser la dépression.


Quelle responsabilité ont les parents dans cette histoire ? Aucune au regard de la justice. Pourtant, les « signaux d’alertes » accumulés dans les derniers chapitres laissaient entendre que les choses ne tournaient pas rond. Mais le couple n’osait pas s’y confronter, espérant peut-être profiter encore du statu quo. A l’issue d’un tel évitement, leurs esprits seront à jamais rongé par la culpabilité : celle de n’avoir pas été assez vigilant, de n’avoir pas sur protéger ce qu’ils avaient de plus cher.


Les qualités formelles de Chanson douce en font un roman qui marque, tant par son inéluctabilité que par la difficulté qu’il peut y avoir à s’expliquer le meurtre de 2 êtres innocents et sans défense.

Quentin_Pilette
8
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le 18 janv. 2022

Critique lue 186 fois

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Quentin Pilette

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