Il faut commencer par souligner que ne pas traduire Firestarter pour utiliser le surnom du personnage principal est une drôle d'idée, typique des traductions feignasses des années quatre-vingt, même si effectivement L'Allumeuse eut été assez déroutant. J'aurai peut-être opté pour L'Allumette... ou plus justement Ignition.
Paru en 1980, l'ouvrage reste un des premiers romans de Stephen King et, fait encore rare à une époque où l'auteur publiait ses thrillers sous le pseudonyme de Richard Bachman, s'il contient effectivement des éléments fantastiques, n'est pas un de ces romans d'horreur sur lesquels l'auteur culte a bâti sa réputation. Thriller donc, autour d'une petite fille aux pouvoirs de pyrokinésie et de son père télépathe poursuivis par une obscure branche de la sécurité intérieure américaine, Charlie s'attache profondément à vivre



l'angoisse de la fillette autant que l'entêtement paternel



en les confrontant à une bande d'agents sans scrupules manipulés par un indien diablement charismatique : une structure simple, un soupçon de mal incarné et un décor d'eugénisme proche de l'univers de certains X-Men pour une narration sans grande surprise mais pleine d'une humanité sacrifiée sous



une tension tirée aux couteaux



qui ne laisse que peu de répit au lecteur. L'écrivain y explore ses capacités de caractérisation et d'empathie tandis qu'on se laisser happer par l'intensité lancée dans les traces carbonisées de ses personnages étouffés.


Charlie c'est d'abord



l'innocence enfantine sacrifiée sous la malédiction d'un pouvoir trop intense



pour ne pas supposer de trop grandes responsabilités. Andrew et Victoria se sont rencontrés encore étudiants lors d'une expérimentation psychologique, telle celles qui se pratiquaient régulièrement à travers les universités américaines au cours des seventies.



Charlie McGee dont les parents, un jour, avaient eu besoin de deux
cents dollars.



L'innocence sacrifiée, disais-je.
Quelques années plus tard, tous deux ont développé d'étranges pouvoirs paranormaux avant de donner naissance à la petite Charlene. Dès lors, leur destin est scellé et l'enfance de la fillette est compromise : pourchassée puis enfermée, la gamine se confronte au monde réel et à ses monstres bien avant l'âge. Ce n'est qu'en la manipulant que ses kidnappeurs obtiendront ce qu'ils cherchent, à leurs risques et périls. Stephen King joue longtemps, patiemment, de cette innocence dérobée :



A trois reprises John avait risqué sa place pour passer des messages
à son père, elle s'en sentait coupable et se trouvait portée à faire
tout ce qu'elle pourrait pour lui donner satisfaction. Il revint avec
des nouvelles. Son papa était en bonne santé et il était soulagé de
savoir qu'il en allait de même pour Charlie. Il collaborait aux tests.
Cela la perturba légèrement, mais elle était à présent en âge de
comprendre - un peu, en tout cas - que ce qui était bien pour elle ne
l'était pas forcément pour son père. Et ces derniers temps, elle avait
commencé à se demander si John n'était pas le mieux placé pour décider
de ce qui était bien pour elle.



Quand l'enfant commence de s'en rendre compte, elle ne l'est déjà plus que par l'âge. Tout en elle a grandi trop vite pour qu'elle puisse suivre et l'auteur pose alors une réflexion profonde, aiguisée autant qu'embrasée, sur



les désillusions du passage à l'âge adulte.



Une réflexion pleine de désespoir face à l'amère réalité de l'existence qui ne laisse que braises des rêves naïfs :



La sensation de désolation, de déchirement qui s'emparait d'elle lui
parut impossible à contenir. (...) D'un côté comme de l'autre, la
peine, le prix, étaient considérables. Etait-ce cela, devenir adulte
? S'arranger avec la peine ? Payer le prix ? En ce cas, elle espérait
qu'elle mourrait jeune.



Pour autant, la prisonnière n'est pas qu'une victime. Stephen King sait l'importance des nuances du caractère et, sous l'accélération de la construction de la conscience, continue d'affirmer ses recherches autour de l'acquis, de ce qui transforme l'innocence et la naïveté en traits d'humeur et en morales relatives, intimes, profondément liées aux chaos subis de l'enfance.



Elle possédait une intuition et une finesse naturelle incroyablement
aiguisées. (...) Tous leurs rapports sur la fillette se fondaient sur
la supposition que la pyrokinésie n'était que la pièce centrale de
facultés psy connexes. Selon Rainbird, son intuition comptait au
rang de ces facultés. (...) C'était une idée effrayante. Si jamais une
de ses intuitions bizarres lui venait à propos de sa sincérité à
lui... eh bien, on dit qu'il n'y a pas dans tout l'enfer furie plus
dangereuse qu'une femme trahie, et si la moitié de ce qu'il supposait
d'elle était vrai, elle était parfaitement capable de déclencher
l'enfer, ou au moins d'en fabriquer une copie très satisfaisante. Et
lui risquait de se retrouver au centre d'une situation extrêmement
brûlante.



Parce que là est bien le noeud de l'ouvrage : si Charlie ne peut être une enfant tranquille, c'est bien parce qu'elle est avant tout une arme de destruction massive qu'il faut à tout prix contrôler à défaut de pouvoir la contenir.


Loin de se cantonner à l'étude de ces fragilités de l'enfance que les adultes abusent, l'auteur renforce son discours autour de l'innocence volée à travers le personnage d'Andy, père en fuite déterminé coûte que coûte à protéger sa fille, marqué par la traque autant que par



l'impression d'injustice aléatoire.



Damné sur la terre des sorciers, l'homme possède lui aussi un pouvoir impressionnant qui le ronge inexorablement. Et ne peut plus que survivre, définitivement aux aguets après la douleur sourde d'une vie arrachée :



Elle le fixait de ses yeux morts, sa femme. Il s'était promené avec
elle, main dans la main, avait pénétré son corps dans l'obscurité. Il
se surprit à se souvenir de la fois où elle avait trop bu à une soirée
à la fac et où il lui avait tenu la tête tandis qu'elle vomissait. Et
le souvenir devint celui du jour où il avait lavé le break et était
entré un instant dans le garage pour prendre l'encaustique. Et elle
avait ramassé le tuyau d'eau et, courant après lui, lui avait enfoncé
le tuyau dans le pantalon. Il se souvint de son mariage et de l'avoir
embrassée devant tout le monde, savourant ce baiser, sa bouche, sa
bouche mûre et douce.



Le talent de Stephen King est là, dans ces quelques lignes, de laisser les traces d'une existence vibrer intensément en quelques phrases, en quelques impressions charbonneuses, tapis de cendres froides qui pourtant brûlent encore. Forcé de porter l'espoir malgré les peines, les angoisses et les doutes, le père ne peut jamais tout à fait se libérer de ce passé au cours duquel un seul faux pas a déterminé durablement le chemin qui ne conduit qu'à ce mur de flammes ardentes qui ne peuvent s'éteindre. Mais c'est un père avant tout et Stephen King aborde peut-être là les motivations sourdes, essentielles, qui laissent entrevoir les issues des apparentes impasses que la vie place sur les routes de l'homme.



Là où tout semble perdu, la paternité guide :




Devant lui, la circulation se fit floue. Il vit double, triple, sa
vision revint à la normale puis, à nouveau, éclata en fragments de
prismes. Partout, le soleil se reflétait sur des chromes. (...) Elle
dépendait de lui et c'est ce qui le maintint sur la route.



La fuite, éreintante, n'est jamais une issue. Bien au contraire c'est justement la fuite qui mène à l'impasse en n'apportant que rancoeurs et haines avant l'inéluctable résignation.



Cette fuite incessante avait provoqué une sorte de commotion
nerveuse. Il avait dansé sur la corde si longtemps que lorsqu'il était
finalement tombé, cela s'était traduit par une léthargie complète.
(...) Il était devenu passif. Son ultime fureur, il l'avait hurlée sur
le seuil de chez Granther tandis qu'il berçait sa fille, la fléchette
plantée dans son cou. Plus aucune fureur en lui. Il avait craché son
venin.



Il faut alors avoir la chance de savoir se raccrocher à l'amour pour faire renaître l'espoir, pour se
ressaisir durablement, s'extraire de l'enfer et recommencer de faire chauffer la machine à se projeter, rebattre les mesures de la vie et s'accrocher aux enjeux de cette magie inexpliquée qu'est le souffle de la conscience. En explorant là une antithèse du Jack Torrance de Shining, l'écrivain trace avec Andy McGee une piste - probablement encore inconsciente, latente - de sa future sortie de l'impasse dans laquelle il se débat à l'aube de ses propres addictions.



Le cerveau est un muscle, lui disait son esprit, et cela tournait
à la litanie, comme une chansonnette d'enfant, comme une voix de
fillette récitant une comptine : le cerveau est un muscle qui peut
soulever le monde.



C'est bien la compréhension claire et crue de ses propres erreurs - de ces obstacles que l'on pose soi-même sur son propre parcours - qui permet doucement d'entrevoir



la lumière derrière le rideau épais des fumées qui asphyxient l'intelligence.



L'auteur mettra certes des années à mettre en pratique cet effort, c'est d'autant plus incompréhensible - profondément humain cela dit - que dès le début de son oeuvre, il sait la solution à ces enfermements dépressifs et injustifiés aux yeux des proches. Cette sagacité fugace de l'esprit qui fuit quand il a pourtant l'instinct des évidences qui l'étouffent :



Pendant un instant, il eut conscience de tout - des jours et des
mois de subterfuge qui l'attendaient certainement s'il voulait avoir
la moindre chance, et la quasi-certitude qu'on le coincerait sur un
point ou un autre. (...) Et derrière ce visage insipide, son cerveau -
ce muscle qui pouvait soulever le monde - se mit à fonctionner de plus
en plus vite.



L'écrivain dresse le portrait des liens solides de la paternité, de ces tractions invisibles qui aimantent le père à sa progéniture et, en situation extrême - parce que c'est là que l'humain se sublime - met alors en lumière, tout au long du livre,



cette dévotion paternelle qui s'abandonne jusqu'au sacrifice,



cette peau qu'on laisse se flétrir, cette existence qu'on renie sans se poser de question pour que l'enfant survive.


Derrière l'étude de caractères et les peintures d'humanité, Stephen King tente également d'aborder un sujet de société plus profond, plus complexe, et si



la réflexion sur l'eugénisme semble légère,



elle est tout de même présente. Les ennemis du couple de fuyards sont nombreux évidemment : ce bureau discret de la sécurité intérieure, les agents qui y travaillent et les scientifiques qui tentent de percer les mystères de ces mutations, et l'agent indépendant John Rainbird - un personnage récurrent, sinon sous cette identité mais dans la forme, des histoires de l'auteur : le Mal incarné. La tension qui s'établit sur la seconde moitié de la narration vient de ce personnage à visage double, de ce que l'auteur donne d'informations sur l'indien que la fillette ignore :



une structure classique, ressassée, mais déroulée avec soin



et qui nourrit là l'angoisse d'un lecteur qui, dès lors, ne peut s'empêcher de brûler les pages du livre. Cependant, si l'indien taciturne et manipulateur reste l'ennemi physique, celui qu'on peut affronter en espérant vaincre, Stephen King s'assure de porter un coup aux manigances secrètes d'un gouvernement pour qui l'individu ne compte pas, n'entre en ligne de compte qu'en tant que donnée supplémentaire dans un échiquier trop vaste pour être justifié.



Personne n'aime à voir un dossier portant son nom ; il y a quelque
chose d'épouvantable dans l'idée qu'on a été épié, que des secrets ont
peut-être été découverts. (...) Tarkington eut un sourire froid - un
sourire réservé à ceux qui prétendent dicter au gouvernement la marche
à suivre pour protéger ceux dont il a la charge



Et dans le cadre de cette intrigue autour de manipulations psycho-génétiques, c'est bien à l'eugénisme que l'écrivain s'attaque, rejoignant des thèmes et des questions soulevées régulièrement dans les comics Marvel, sans malheureusement approfondir.



Cela soulevait l'intéressante question de l'eugénisme, avec ses
connotations sous-jacentes au nazisme et aux races supérieures -
autant de choses que les Américains avaient combattues au cours de la
Seconde Guerre mondiale. Mais c'était une chose que de plonger dans un
puits de philosophie et d'en extraire tout un tas de conneries sur
l'usurpation de la puissance divine et une autre bien différente que
de brandir des preuves expérimentales selon les descendants de parents
traités au Lot Six pouvaient être des torches humaines, entrer en
lévitation, se révéler télé - ou télempathes, ou Dieu sait quoi
encore. Les idéaux ne coûtaient pas cher tant qu'on ne disposait pas
d'arguments solides pour les démolir.



Sans réellement trancher la question, l'auteur soulève celle de l'individu face à cette machine écrasante et interpelle le lecteur en créant l'empathie auprès du couple plutôt que du côté de l'ordre établi, apparemment inébranlable. Roman des premières années, Charlie sert de test à de futures oeuvres plus engagées, aux sujets creusés plus avant. Le germe des réflexions sociétales que l'auteur développera à l'avenir est là, mécanique sous-jacente à la narration et laisse entrevoir



l'humanisme imperturbable de Stephen King.



Certes Charlie n'est pas le meilleur roman de l'auteur acclamé. Pour autant, à l'aube de l'épaisse
bibliographie du maître du suspense, l'oeuvre ne déparait pas : personnages fouillés, complexes, étirés douloureusement entre leurs nuances grisâtres, fond sociétal et regard aiguisé sur les mécaniques du pouvoir, méchant terrible et angoisse oppressante,



le récit embrase les émotions du lecteur à l'ardeur de celles des personnages.



Et tente de défendre ces enfants anonymes dont l'innocence allume le brasier des ambitions déshumanisées de nos machines sécuritaires niant ostensiblement l'individu au nom du bien de tous. Soufflant doucement quelques flammèches, sinon d'anarchisme, de libertés individuelles qui doivent prévaloir au coeur du feu nourri d'une nation qui n'existe que pour les contenir, voire mieux les anéantir. Charlie, c'est finalement



une ode à l'enfance et à l'innocence,



une confiance sans limite dans l'intelligence des générations futures face à l'inertie sombre et dévorante de la machine à gouverner les masses.

Matthieu_Marsan-Bach
7

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Créée

le 19 janv. 2018

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