SensCritique a changé. On vous dit tout ici.

C’est tout de même particulier, la typographie. Alors que quatre-vingt-quinze francophones sur cent appellent « trois petits points » les points de suspension et qu’un nombre non négligeable d’adultes tatoués et vaccinés confondent guillemets et parenthèses, il existe des personnes, comme Jean Alessandrini, pour qui « Il y a en effet un Garamond d’origine dont la forme n’est pas celle du Garamond Peignot, par exemple, ni celle du Garamond Amsterdam et encore moins celle du Garamond Monotype » (p. 86). Il existe également d’autres personnes qui comprennent une telle phrase.

J’aurais d'abord eu tendance à dire que Codex 1980 s’adresse exclusivement à ces dernières, mais après tout… Si le profane veut s’y aventurer, comme il écouterait les explications de son voisin passionné de modélisme ferroviaire, par exemple, pourquoi pas. D’ailleurs, pour peu qu’il ait lu Swift ou Rabelais, il pourra opérer des rapprochements avec la querelle des gros-boutistes et des petit-boutistes ou avec les guerres picrocholines. Sauf qu’ici, on ne sait pas toujours s’il y a de l’ironie.

La marotte de l’auteur, donc, c’est la typographie. Et la classification des caractères typographiques constitue plus précisément l’objet de son ouvrage. Or, Jean Alessandrini a mis au point sa classification, qui se démarque des deux autres (1) généralement utilisées par les initiés, et il entend bien la défendre. Parce qu’après tout (p. 13-14), « Qui donc a en effet décrété que la simplification en matière de typographie était une vertu cardinale ? »


Je passe sur les détails, les vingt familles de caractères, les lettres de protestation reçues, les réponses aux lettres… pour mettre l’accent sur quelques traits de ce Codex 1980 qui, pour n’être pas uniques, me paraissent marquants.

D’abord, comme beaucoup de discours de passionnés, celui-ci s’inscrit dans une volonté de légitimation qui fait quelquefois l’impasse sur la rigueur du raisonnement. Quand il écrit « Nous autres, typographes, typophiles, voire typomanes, spécialistes par définition, sommes-nous donc tellement inférieurs aux zoologistes, géologues, paléontologues, etc. ? » (p. 15), il y a d’une part une analogie qui me paraît biaisée entre une discipline purement culturelle et trois autres qu’il faudrait rapprocher des sciences « naturelles » ; d’autre part l’introduction d’une hiérarchie qui me semble déplacée.

Du reste, – et ce n’est pas rare quand un texte propose un savoir –, en défendant son système, l’auteur entend défendre quelque chose de plus grand, en l’occurrence, quelque chose comme la culture. « N’est-ce pas folie, en effet, que de vouloir définir à l’aide d’un néologisme pas bien méchant suivi de trois ou quatre mots simples et évocateurs, la silhouette d’un signe en un temps où les mots sont dénaturés, prostitués, et récupérés, quand ils ne sont pas réduits purement et simplement à l’état d’initiales ? » (p. 73), lit-on dans la conclusion de l’ouvrage.

Enfin, et j’insiste là-dessus pour finir, Codex 1980 est suffisamment clair pour être lu par des profanes. Et même, pour quiconque s’intéresse aux classifications, l’ouvrage incite à la réflexion. Une classification est-elle vraiment défectueuse si elle autorise un élément à figurer à la fois dans deux catégories de même niveau hiérarchique ? Que garder et que jeter quand on remanie un système existant ? Tout ceci est-il vraiment important tant qu’il n’y a pas mort d’homme ?


P.S. : Je suis persuadé qu’il y a des querelles du même ordre dans le milieu du modélisme ferroviaire, par exemple.


(1) Pour plus de détails, le lecteur bénévole pourra jeter un œil aux pages Wikipédia consacrées aux classifications Thibaudeau et Vox-Atypi.

Alcofribas
6
Écrit par

Créée

le 9 août 2023

Critique lue 9 fois

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 9 fois

Du même critique

Chroniques de la haine ordinaire, tome 1

Chroniques de la haine ordinaire, tome 1

le 6 août 2013

Littérature

Je suis sociologiquement prédisposé à aimer Desproges : mes parents écoutent France Inter. Par ailleurs, j'aime lire, j'ai remarqué au bout d'une douzaine d'années que quelque chose ne tournait pas...

Un roi sans divertissement

Un roi sans divertissement

le 4 avr. 2018

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

Le Jeune Acteur, tome 1

Le Jeune Acteur, tome 1

le 12 nov. 2021

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...