Lu en Mars 2020. Édition GF – Trad Pierre Pascal 10,5/10.
Ce livre dépasse tout ce que j’ai pu lire à ce jour. Quelle puissance ! Quelle transcendance se dégage de ce roman. Cela comme je l’espérais. Puisque depuis longtemps déjà, Le Joueur de Dostoeivski est mon livre préféré, et j’étais bien embêté de ne pas pouvoir affirmer que Dostoeivski était mon auteur préféré sans me sentir honteux de n’avoir lu qu’un de ses petits romans. Alors l’attente était grande, l’anxiété aussi, mais j’ai très vite été rassuré puis confirmé dans ma satisfaction et dans mon admiration pour cet auteur.


Le livre est d'entrée d'une incroyable dureté. La description (p46) de la fille de Marmeladov (Sonia, qu’on ne connaît pas encore) qui se prostitue, donc qui accepte de perdre sa dignité, de se faire violer, pour survivre tout simplement, est terrible. Et le roman est parsemé de personnages misérables et de scènes difficiles à soutenir. Tous les personnages spectateurs sont sans pitiés. Le monde brille par sa cruauté.


Raskolnikov peut apparaître comme un personnage qui brille dans sa qualité d'observateur du monde. Mais en réalité il est tourné vers le monde car il est incapable d’observer profondément son intériorité, Raskolnikov est imperméable à lui même. Il commence par essayer de prouver qu’il peut être Napoléon (il théorise la Volonté de puissance avant l’heure), en tuant la vieille sans remord. Mais en réalité il sait déjà qu’il ne l’est pas. En effet, il est très vite être dépassé par les évènements. Et si le crime est bien ce double meurtre, le châtiment n’est pas la condamnation au bagne, mais la folie qui dure pendant plus de 500 pages au centre du roman, la torture psychologique de la culpabilité et l’incompréhension de son essence même, de sa faiblesse.


J’ai passé mon temps à prospecter sur l’avenir des personnages. Et j’ai ressenti une rare empathie envers les personnages dès le début. Je me mets à la place de Rodia alors que je le connais à peine. Dès le I-3, je savais qu’il pleurerait en recevant cette lettre. Razoumikhine est LE personnage fondamentalement bon du bouquin, et c’est aussi une tribune pour la critique du système judiciaire russe et une ouverture moderne sur la psychologie (on le comprend dès sa rencontre II-4).
La mère et la sœur sont aussi deux personnages moralement bons et beaux.

Raskolnikov quand à lui est ambigu. Je n'ai pas peur de lui bien qu'il ait tué deux personnes, j'ai plutôt peur pour lui. Mais de fait il n’est pas que bon, il a une forte volonté de puissance. conservateur. Heureusement Sonia allégorie du pardon, de la rédemption, du salut, permet à Raskolnikov, allégorie de Lazare de sortir de son tombeau à la fin du livre. Le thème de la piété est centrale dès le début (I-3).
Svridrigailov partage un cynisme attirant mais est manifestement pédophile ou du moins c’est quelqu'un qui profite largement de son influence pour abuser des jeunes filles... Moins drôle. C’est un homme qui a en lui munificence et perversité et cette bipolarité le conduira au suicide.
Loujine incarne le libéralisme pseudo utilitariste (p187) critiqué par des humanistes comme Dostoeivski. Il questionne : Les calculs, la rigueur scientifique, sont ils des progrès moraux de l'homme ? On comprend p358 (IV-2) comment il voit sa domination sur sa future femme. Un homme avec un ego démesuré, répugnant. Le voir se faire humilier (p356 ; V-3) est ce qu’il y a de plus jouissif.


Politiquement, il y a donc une critique de nombreuses choses : positivisme à l'anglaise, du monde qui se passe de toute spiritualité, qui va à l'essentiel matériel, le comment dépasse le pourquoi, ce monde est répugnant. Le débat entre deux visions dont Dostoievski s’illustre dans le chapitre (p434 ; V-1) avec Loujine et Lebezniaktov. Le progressisme tourné en ridicule l'était déjà il y a 150ans et portait plus ou moins les mêmes idées. C'est intéressant de voir l'actualité de ces questions sociales. Cet utilitarisme à outrance, Fourrierisme est une utopie délaissée par l’auteur tandis que le carriérisme de Loujine est trop conservateur, humainement dépassé (et pourtant terriblement actuel).


La violence pure qui se dégage de l'homme (ivre qui plus est) est partagée dans son infinie cruauté. (I-5 : La scène de meurtre du cheval |p89] est difficilement soutenable). Dieu et son pardon apparaissent comme le seul espoir dans la vie de gens qui sont déjà comme morts. Évidence aussi de la slavophile, du rejet de l'Occident (symboliquement, c'est en Sibérie, à l'Est, que Raskolnikov va entamer sa résurrection, et que dire des personnages allemands du roman…).


Ce roman en dit long sur les opinions politiques du Dostoievski de 1866, et surtout sur son parcours. En évitant soigneusement de faire de Raskolnikov un double de lui-même, l'auteur a placé ses idées, les anciennes qu'il rejette et les actuelles qu'il a adoptées, dans plusieurs personnages, et elles émaillent les nombreux dialogues du roman.


Enfin, pour ce qui de l’écriture Dostoievskienne, elle fonctionne grâce aux nombreuses ficelles narratives auxquelles il a recours et que je n’ai retrouvé nulle part ailleurs avec une telle intelligence. Par exemple, au début du roman, utiliser l'ivrogne pour justifier d'un personnage qu’il raconte sa vie avec une telle prolixité à un inconnu est assez évident mais cela fonctionne si bien. En fait, dans ce livre tout paraît simple (pas simpliste!), tout paraît évident, surtout rien ne semble artificiel et ce sont là pour moi des marques du génie de ce livre.
Tous les monologues qui dans d'autres narrations apparaîtraient comme des longueurs, sont ici tout à fait pertinents. Le mélange des styles fait qu’on ne s’ennuie jamais (Ex : Incroyable scène d'action que celle de Dounia qui sort un revolver.) (VI-6)
Ce livre a par exemple tout du roman noir → description d'une société pourrie, importance de la morale des personnages, impression de tragédie...


En fait, Dostoïevski a le don de faire plonger son lecteur dans une atmosphère, faite de descriptions naturalistes, qu'on ne peut quitter bien qu'elle soit extrêmement malsaine. Mon empathie avec les personnages est totale ; la description des meurtres, de son passage dans l'appartement et de sa fuite sont nos actions, quand les battements de cœur de Raskolnikov accéléraient, les miens aussi, quand ils ralentissaient, les miens aussi… Plus loin, (III-6) le cauchemar de Raskolnikov, dans lequel il suit ce petit homme, (sa conscience peut être) et tue de nouveau la grand mère alors que des gens rigolent autour de lui est insoutenable, j'étais en apnée, hypnotisé par la description.


La progression est tout à fait académique mais m’a tenu en haleine et m’a bouleversé.
• I-7 : A la fin de la première partie, Raskolnikov est définitivement un criminel. Il n'a pas seulement tué la vieille mais qu'il a aussi tué l'innocente jeune soeur. = Le châtiment commence dès maintenant.
• II-7 : Raskolnikov retrouve une force de vivre. Le prémonitoire Marmeladov est mort, secouru par cet ami qui avait surtout besoin de se sauver lui même quand la misère devient trop insupportable. Il est de nouveau pauvre. Des soupçons pèsent sur lui. Mais il va côtoyer sa mère et sa soeur deux grandes raisons de vivre.
• III-5 : Passionnant et stressant interrogatoire improvisé chez Porphyre, l'ami de Razoumikhine. Cet interrogatoire est l’élément déclencheur qui va provoquer chez Raskolnikov des alternance entre des moments de domination de lui même et de la situation, et des moments de délire, de suicide, de livraison à la justice. Il est sur le fil du rasoir, il est sur la sellette. Mais désormais il s'en amuse, il joue de ne pas encore être établi comme coupable.
• Épilogue : La fin est plutôt heureuse, tant mieux, car c'est dans le ton du livre qui n’est pas triste, il est simplement misérable, mais à force d’abnégation, ils peuvent envisager d’être heureux.
En bref, voilà un roman immense, inépuisable.


« Ce dessein n'était pas un crime » [Raskolnikov en parlant du meurtre de la vieille] (p103)
« D'ailleurs que vaut, dans la balance commune, la vie de cette vieille poitrinaire, bête et méchante ? Pas plus que celle d'un pou, d'un cafard, et encore elle ne la vaut pas, parce que cette vieille est nuisible. Elle dévore la vie des autres : elle est mauvaise. » (p97)
« Là où ce n’est pas la raison qui opère c’est le démon ! » [Raskolnikov prenant la hache du concierge] (p104)
« Il est même remarquable que la majeure partie de ces bienfaiteurs, et instituteurs de l'humanité furent d’effroyables veseurs de sang. J’en conclus que tous les hommes capables de dire quelque chose de neuf, doivent absolument, de par leur nature même, être des criminels. » (p306)
« Je n’ai su que tuer, et encore je n’ai pas su » (p322)
« Je suis un pou esthétique et rien de plus » (p322)
« C’était [André Sémionovitch] un membre de cette légion innombrable et multiforme d’êtres vulgaires, d’avorton chétifs et de tyranneaux entêtés de leur demi-instruction qui s’accrochent instantanément et obligatoirement à toute idée à la mode, pour aussitôt la vulgariser, pour instantanément transformer en caricature tout ce que parfois ils servent eux-mêmes de la façon la plus sincère. » (p421)
« Il n’y a rien au monde de plus difficile que la franchise et de plus facile que la flatterie » [Svridrigailov] (p545)
« Pourquoi ne me suis-je pas tué ? Pourquoi me suis-je borner à contempler le fleuve, et ai-je préféré me livrer ? Se peut-il que le désir de vivre ait tant de force et qu’il soit si difficile de le surmonter » (p620)

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le 24 mars 2021

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