Parlons d'un moment où dans un livre toute l'ampleur émotionnelle, se concentre. C'est dans la sensation du temps qui s'écoule, qu'il est trop tard, qu'il m'a semblé avoir trouvé l'acmé d'un roman que Ludwig Lewisohn publia en 1928 et qui fut censuré : Le Destin de Mr. Crump. Dans Crime passionnel, ce moment est pour moi le récit de Paul Glover, un second narrateur qui se révèle au moins aussi important que le premier (Stephen Escott). Le récit de Paul Glover retrace l'expérience d'un sentiment plutôt banal, mais de façon plutôt singulière et intense : dans l'espace et dans le temps, raconte-t-il, à savoir qu'une heure ou une minute, une rue, une estampe japonaise, une chambre lui deviennent hostiles. Lewisohn nous fait au reste comprendre que son narrateur est lucide : Paul Glover ou Stephen Escott explorent leur passé respectifs et l'évaluent à l'aune de leurs convictions profondes. L'opinion américaine n'a pas supporté ― à l'époque ; aujourd'hui elle semble avoir oublié Lewisohn ― la façon dont celui-ci l'a dépeinte : rongée par de vieilles tensions, entre les puritains exigeant l'ordre au nom de la patrie, et ces "débauchés" qui réclament la libération des mœurs.

Mais Lewisohn, critique à l'égard des deux "camps" choisit la nuance, la multiplie : dans leurs idées, tous les personnages peuvent être différencier les uns des autres, aussi bien que dans leurs sentiments, leur attitude. Le conflit se situe au niveau du sexe et de l'amour ― ou plus largement, à propos de liberté ou de morale. De telle manière que lire Par-delà le bien et le mal en même que Crime passionnel rend le roman de Lewisohn d'autant plus captivant ; entre celle qui prétend dédier sa vie au plaisir mais qui n'y croit même pas au fond d'elle-même, tel autre qui s'empêche de vivre, qui s'empêche d'être heureux, on se prend à penser à ce que Nietzsche aurait pu leur apporter. Tel arrangement conjugal couve peut-être une énorme calamité en son sein, comme Lewisohn l'avait montré dans Le Destin de Mr. Crump. De ces liens qu'on tisse et qui nous attachent, de cette complication morale qu'on a noué ce faisant, on s'aperçoit qu'on ne peut plus rien corriger sans détruire l'écheveau entier ― Lewisohn parle aussi de ce décalage tragique entre les idées d'un personnage et la façon dont il mène sa vie. L'auteur de Crime passionnel juxtapose deux narrations, deux mémoires ; avec sa subtilité psychologique, il prend le temps de poser tous les éléments, menus détails ou faits très significatifs. Lewisohn suscite une compréhension intellectuelle puis l'empathie, emporte de fait le lecteur dans le désarroi de ses personnages. Tout s'entrelace, se serre au moment décisif, et c'est en cela que ces récits de sont beaucoup plus qu'intéressant, plus que des romans qu'on a envie de couvrir d'annotations...

Lu du 19 au 30 novembre 2022. Traduit de l'anglais par Antonin Artaud et Bernard Steele. 363 pages - Phébus (Libretto)

Elouan
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le 1 déc. 2022

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