S’il y avait dans ma lecture précédente (dans Nathan le sage ― voir mon commentaire dans cette liste), quelque chose comme une inspiration, au sens d’un idéal de société à atteindre, que dire de celle de Nietzsche ? D’abord qu’elle n’est pas de la même nature, sans doute : plus active, plus bouillonnante chez l’auteur de Par-delà le bien et le mal. Ici, il ne s’agit plus simplement d’inspirer au lecteur l’espoir qu’il (Nietzsche) a, ou de rallier à une cause, mais surtout de déployer une réflexion permanente, vivante. Dans ce livre, et contrairement à celui qu’il écrira juste un an plus tard (Généalogie de la morale) Nietzsche n’a cure d’expliquer ni de suivre une démonstration. Par-delà les thèmes qu’il aborde ― la religion, la connaissance, la morale, l’art, l’esprit libre ou la grandeur, ou encore les différences culturelles ― Nietzsche suit une idée, d’abord confuse pour le lecteur non-habitué, puis qui fait son chemin. Son différend avec Schopenhauer, l’héritage du christianisme, celui de Platon ou celui de Kant, et enfin ce qu’il appelle « les idées modernes » sont passés au crible. Nietzsche met toutes ces idées en perspective et n’en n’épargne aucune, il montre sur quelle vide, sur quelle aberration elles reposent ― et c’est drôle, jubilatoire, tant il y met d’éloquence.


Mais réfléchissons : il est grand temps. Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? se demanda Kant, ― et que répondit-il au juste ? En vertu d’une faculté : pas en trois mots, hélas, mais de manière si vétilleuse, si vénérable, et avec une telle débauche de profondeur et de contorsion allemandes que l’on ne prit pas garde à la distrayante niaiserie allemande d’une telle réponse […] « En vertu d’une faculté » avait-il dit, ou du moins pensé. Mais cela est-il bien ― une réponse ? Une explication ? Ou n’est-ce pas plutôt une simple répétition de la question ? Comment se fait-il que l’opium fasse dormir ? « En vertu d’une faculté », à savoir la virtus dormitiva ― répond ce médecin de Molière « quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire. » (§11)

Insatisfait de son temps à tous égards, Nietzsche déploie une pensée tournée vers un lendemain toujours remis, toujours à venir… C’est cette « philosophie de l’avenir » qui est le thème essentiel de Par-delà le bien et le mal. Il se pose contre un certain « mal de vivre » fondé selon lui soit sur de faux ou de mauvais principes, soit par l’irréflexion, la routine de l’individu qui se soumet par pauvreté intellectuelle ou par « atavisme ». De sa langue maniant l’équivoque, l’ambiguïté ou l’image, ou bien par un jugement plus net, plus lapidaire, Nietzsche fustige les idées à l’origine de cette souffrance « par amour de la vérité » (§25). Cette pensée et son antipode sont caractérisées par des métaphores originales, éclairées, colorisées selon une latitude ; amplifiées d’après l’angle avec lequel le penseur regarde son existence, de bas en haut ― au niveau de la terre ou au niveau des étoiles. Nietzsche laisse de temps en temps sa casquette d’historien pour celle du « géographe » (ou de l’ethnologue) sinon celle du contemplatif ― en vol (§193 cité ci-après ↓). Un vocabulaire hétérogène, mais une expression qui recherche l’image et s’anime par l’effet qu’elle produit. La pensée de Nietzsche donne la sensation qu’elle est un mouvement permanent. Nietzsche développe sa pensée de cette manière, évoquant un flux poétique, la musique ou bien tout simplement l’énergie, la force, la volonté ― la vie comme moteur essentiel, auquel tout le reste est subordonné. Le plus étonnant est encore qu’il nie le « sujet pensant » (§17) et je comprends que pour Nietzsche cette énergie est certes fruit d’un matérialisme, de quelque chose d’organique à libérer de toute entrave mortifère. « Les plus grandes pensées sont les plus grands événements » (§285) dit-il ― paragraphe après paragraphe, on s’aperçoit que tout est relié, qu’une pensée en fait naître une autre, comme dans une dynamique de cause à effet. Comme si Nietzsche réagissait à des « événements » intérieurs de façon très personnelle. Au calme il soutient une réflexion étayée avec clarté et rigueur ; dans l’émotion ― réfléchissant vite, éludant certaines précisions : il bondit d’une position à l’autre, laisse sa phrase en suspens, s’arrête dans son billet sur une conclusion parfois énigmatique. Je n’ai pas toujours été certain de voir où Nietzsche voulait m’emmener, mais je ne suis jamais lassé de sa profondeur lorsqu’il auscultait l’homme sous ces différents masques.


Quidquid luce fuit, tenebris agit* : mais l’inverse également. Ce que nous vivons en rêve, à supposer que nous le vivions souvent, finit par faire tout autant partie de l’économie d’ensemble de notre âme que tout ce que nous vivons « réellement » ; nous sommes par là plus riches ou plus pauvres, avons un besoin de plus ou de moins, et les habitudes de nos rêves finissent par nous mener un peu à leur guise en plein jour et jusque dans les instants les plus sereins que connaît notre esprit à l’état de veille. À supposer qu’un homme ait souvent volé en rêve, et qu’il finisse, sitôt qu’il dort, par avoir conscience d’un pouvoir et d’un art de voler comme de son privilège ainsi que d’un bonheur enviable qui n’appartient qu’à lui : un tel homme, qui croira pouvoir effectuer, à partir de la plus légère impulsion, tout genre de courbe et d’angle, qui connaîtra le sentiment d’une certaine frivolité divine, un « vers le haut » sans tension ni contrainte, un « vers le bas » sans condescendance ni avilissement ― sans pesanteur ! ― comme se pourrait-il qu’un homme connaissant de telles expériences et habitudes oniriques ne finisse pas par trouver, durant la veille aussi, une autre coloration et une autre détermination au mot « bonheur » ! Comment pourrait-il ne pas ― aspirer au bonheur différemment ? L' »élévation » telle que la décrivent les poètes, doit lui paraître, comparée à cet envol, trop terrestre, musculaire, violente, déjà trop « pesante ». (§193)

*: Quidquid luce fuit, tenebris agit : en latin, « tout ce qui s’est produit au grand jour se poursuit dans les ténèbres. »


Lu du 8 au 27 novembre 2022. Traduit de l'allemand par Patrick Wotling. 285 pages - G.F. Flammarion

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