Le panache à la française ou la pudeur de l'héroïsme

« Le nez de Cyrano, s'il eût été plus court, toute la face de la littérature française aurait changé ».
Difficile ne pas céder à la tentation de pasticher et reprendre à son compte la fameuse anacoluthe de Blaise Pascal une fois qu'on a refermé le livre d'Edmond Rostand, sachant à quel point ce qu'on tient entre les mains relève du chef d’œuvre.

Comme vous l'avez sans doute deviné, nous allons ici aborder la pièce de théâtre "Cyrano de Bergerac", sans doute l'une des plus mémorables que nous ait léguée le dramaturge français.
Le reste de ses écrits, souvent éclipsé par le succès éblouissant qu'a rencontré sa pièce maîtresse, mérite pourtant qu'on s'y attarde également, des "Romanesques", comédie versifiée en trois actes mettant en scène les machinations de deux pères prétendument ennemis, à "La Dernière Nuit de Don Juan", qui confère à ce mythe entre autres popularisé par Molière une profondeur inattendue en confrontant le personnage au vide désespérant de son existence. On pourrait enfin citer "L'Aiglon", qui revient sur la vie tragique du fils de Napoléon Ier.

Aucun de ces personnages n'égale toutefois le charisme et le rayonnement international du mousquetaire impavide, figure théâtrale en partie inspirée du vrai Savinien de Cyrano, dit de Bergerac, écrivain du XVIIème siècle renommé grâce à des œuvres comme la tragédie "La Mort d'Agrippine" ou encore le diptyque romanesque "Les États et Empires de la Lune et du Soleil", soit l'une des toutes premières œuvres de science-fiction. En outre, cette personnalité historique a servi sous les drapeaux aux côtés des Cadets de familles nobles de Gascogne et participé au siège d'Arras, épisode décisif de la Guerre de Trente Ans. Les circonstances ayant entouré sa mort sont assez mystérieuses.
Son parcours représentait donc une base dramaturgique à la mesure des ambitions d'Edmond Rostand, bien qu'il ait délibérément décidé de s'en écarter sur plusieurs points. Le procédé n'est pas sans rappeler celui d'Alexandre Dumas avec Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan dans "Les Trois Mousquetaires", accréditant la thèse selon laquelle il est possible d’enfreindre la véracité des faits à condition d'écrire de belles histoires.

Néanmoins, c'est avant tout le talent littéraire de l'écrivain du XIXème qui confère à ce personnage mi-historique, mi-fictif la stature noble et fière du héros romantique. Les discours de Cyrano sont du miel pour les oreilles et la pièce est constamment dynamisée par ses coups de théâtre tout en consacrant l'un des grands archétypes du genre humain, à l'instar de l'idéal chevaleresque d'un hidalgo espagnol dans "Don Quichotte de la Manche" de Cervantès.
À ceci près que dans le cas présent, la conduite inflexible de Cyrano de Bergerac suscite non pas un amusement moqueur teinté de condescendance, mais une sincère admiration. Cela tient en partie au fait qu'il incarne à merveille le panache à la française, empreint d'une attitude triomphale que même la défaite ne saurait faire chanceler.

Pourtant, rien ne laissait augurer du retentissement futur de cette pièce. La mise en chantier précédant la première représentation s'avérait être une entreprise périlleuse et peu susceptible d'être couronnée de succès. L’œuvre comportait en effet diverses caractéristiques considérées comme rédhibitoires pour l'époque, sachant que peu de personnes avaient ne serait-ce qu'entendu parler de ce Cyrano. Ajoutons à cela l'exceptionnelle longueur de cette comédie héroïque écrite en alexandrins et décomposée en cinq actes alors qu'étaient plutôt prisés les drames en prose, sans oublier le nombre de figurants et ce faisant la complexité de la scénographie.
Pendant les dernières répétitions, Rostand s'était même excusé auprès du grand acteur Benoît Constant Coquelin pour l'avoir entrainé dans cette « désastreuse aventure ». Autant dire qu'il n'a pas eu le nez fin puisque la générale s'est soldée par diverses acclamations lors d’une soirée en apothéose. Mais avant d'aborder les raisons d'une telle consécration, il nous faut revenir sur l'histoire de la pièce.

L'action prend place en 1640 et le premier acte s'ouvre sur une représentation à l'hôtel de Bourgogne. Le jeune et intrépide Christian de Neuvillette est venu voir la femme qu'il aime, Roxane, courtisée par le comte de Guiche. La comédie pastorale est vite interrompue par Cyrano de Bergerac, considérant l'acteur Montfleury comme un malotru et un opportuniste. Provoqué par le Vicomte de Valvert qui fait une remarque à la fois ridicule et déplacée sur son grand nez, Cyrano réplique par une sublime tirade et le bat en duel.
On apprend par la suite qu'il est amoureux de sa cousine Roxane, mais ne peut s'autoriser à lui avouer sa tendresse à cause de sa laideur.

Cette dernière le convie cependant à un rendez-vous chez Ragueneau, boulanger épris de poésie. Roxane lui fait alors part de son amour pour un jeune homme qui vient d'entrer dans la compagnie des Cadets de Cyrano et demande à ce dernier de le protéger. L'heureux élu n'est autre que Christian, que le mousquetaire prend sous son aile malgré des piques incessantes sur son nez. Il réalise assez vite que le garçon est certes beau, mais dépourvu d'esprit.
C'est pourquoi il souffle au jeune homme des mots capables de faire chavirer le cœur de Roxane, quitte à vivre un amour de substitution.

Hélas, l'ombre du comte de Guiche plane sur le bonheur des tourtereaux, et malgré les habiles manœuvres de Cyrano pour concrétiser leur mariage, les Cadets de Gascogne sont sommés de partir pour prendre part au siège d'Arras.

Les troupes sont vite coupées de leurs lignes de ravitaillement, mais malgré cela, de Bergerac parvient à forcer le blocus pour faire parvenir à Roxane ses lettres d'amour tout en laissant croire qu'elles ont été écrites de la main de Christian. Ce dernier comprend qu'il n'est pas aimé par sa dulcinée pour ce qu'il est véritablement et court se faire tuer.
Le cinquième acte intervient après une longue ellipse, puisque quatorze ans se sont écoulés depuis ces tragiques évènements. Roxane s'est retirée au couvent et Cyrano vient lui rendre visite après qu'un perfide attentat l'ait grièvement blessé à la tête. Sa cousine réalise qu'il connaît par cœur l'une des lettres et en est le véritable auteur. Après un ultime duel livré à ses ennemis de toujours, le Mensonge, les Compromis, les Préjugés, les Lâchetés et la Sottise, notre héros succombe à ses blessures.

Que dire sur cette œuvre sans commettre d'inévitables redites vis-à-vis des multiples analyses qui lui ont été consacrées... Rappelons tout d'abord que connaître à l'avance l'histoire n'empêche en aucun cas d'apprécier la lecture de cette pièce tant Edmond Rostand nous impressionne par la maestria avec laquelle il compose ses vers. "Cyrano de Bergerac" est sans conteste l'apothéose du verbe et son héros éponyme manie aussi bien les mots que l'épée, alliant les subtilités de la langue française à son habileté et sa force d'esprit.
La fameuse tirade du nez, que même ceux qui ne l’ont jamais lue connaissent, particulièrement longue et par conséquent difficile à déclamer d'une traite, n'est qu'un exemple parmi d'autres qui illustrent cet état de fait. La vivacité des traits venus se greffer aux coups d'estocs reflètent ainsi une parfaite utilisation de la rhétorique. Comme le précise le principal intéressé, « à la fin de l'envoi, [il] touche ». Chez ce maître de la répartie, les répliques virevoltent et font office de véritables fleurons, à grand renfort d'envolées lyriques et d'auxèses, soit des gradations d'hyperboles (figures d'exagération), d'où ces deux vers mythiques : « C'est un roc ! C'est un pic ! C'est un cap ! / Que dis-je, c'est un cap ? C'est une péninsule ! ».

Cependant, les qualités esthétiques d'une œuvre ne sauraient suffire à elles seules pour pleinement l'apprécier et la flamboyance du personnage est bien vite contrebalancée par des faiblesses qui achèvent d'en faire une figure tragique. Le mousquetaire passionné et plein d’ardeur est aussi un amoureux transi. Mais c'est justement ce qui magnifie davantage encore ses actions et sa conduite. Bien qu'il ait toutes les raisons de jalouser Christian, il lui apporte son secours dans l'art de tisser les mots, cherchant ainsi à toucher le cœur de Roxane sur le balcon, sans s'en attribuer les mérites, jusqu'à cette réplique des plus désarçonnantes et touchantes : « Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas ! ». Rien ne saurait remettre en cause son sens de la loyauté. La beauté de l'esprit est ainsi consubstantielle à sa force de caractère.

L'inflexibilité dictée par son honneur en agace plus d’un et lui vaut de nombreuses inimitiés au sein d'un monde où priment la médiocrité et le choix de la facilité. Comme il le dit lui-même, « j'ai décidé d'être admirable en tout, pour tout ». Chez Cyrano, le courage tend à glisser vers la témérité. Il est pourtant conscient du fait que cela lui vaudra d'être isolé et signera à terme sa perte. Ne pas chercher à éviter une funeste issue peut relever d’une décision assumée : « Que je pactise ? / Jamais, jamais ! […] Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas / N’importe : je me bats ! Je me bats ! Je me bats ! ». Malgré ce destin, il se tient droit face à l'existence et ses drames, emportant avec lui son panache. Comme il le rappelle d'ailleurs, ce dernier n'est point la grandeur, mais l'esprit de bravoure, un délicat refus de se prendre au tragique, autrement dit « la pudeur de l'héroïsme ».

"Cyrano de Bergerac" mérite assurément son titre de classique.

Créée

le 27 juin 2023

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