On connaît bien la manière d'Emmanuel Carrère. En tout cas, en ce qui me concerne, je chausse mes pantoufles et me love dans son style dès qu'un de ses ouvrages me tombe sous la main.
(Retombe, en l'occurrence, j'avais lu celui-ci il y a une dizaine d'années, et constate tout d'abord qu'il n'a guère vieilli — lui.)
Je m'y love d'autant plus volontiers quand il a quelque chose à dire, ce qui n'est à mes yeux plus le cas d'une bonne part de sa production plus récente. J'ai ainsi été passablement déçu voire agacé, en dernier lieu, par son livre d'hommage filial à sa mère récemment disparue, Hélène Carrère d'Encausse et qui, sous le titre de Kolkhoze, est pour les trois quarts un concentré d'ennui.
Ennui d'une trop grande facilité, virant au procédé, comme si Carrère se regardait écrire, et d'un narcissisme inopérant, qui le voit radoter sur des thèmes déjà évoqués dans Un Roman russe, ou égrener des souvenirs bien fades avant d'enfin aborder son thème : faire le deuil de cette mère.
Or, le deuil est au cœur de ce D'autres vies que la mienne, qui est bâti autour de deux histoires distinctes : d'une part, les victimes du fameux tsunami de 2004 dans l'Océan indien, et singulièrement au Sri Lanka, où Carrère et sa famille séjournent alors ; et d'autre part, le décès de la sœur de sa compagne d'alors, Camille.
Face à la première situation, d'une ampleur dantesque, Carrère se transforme en témoin impuissant, voire en mémorialiste d'un événement défiant l'imagination.
Dans le second cas, il recueille l'émouvant témoignage d'un juge sur feue sa collègue, la belle-sœur de Carrère, qui sait cette fois s'effacer derrière le récit qu'il en livre, s'efforçant simplement qu'il soit reflet fidèle du propos qu'il restitue.
Ce qui donne par exemple ses lettres de noblesse littéraire au crédit revolving, puisque les deux juges d'instance, Camille en était une également, se penchent sur les cas de surendettement, s'efforçant d'aider ceux qui en sont victimes, face aux compagnies qui les entubent cyniquement — pour faire du profit sur le dos de la pauvreté ambiante : il y a hélas amplement de quoi faire.
Dans ces deux récits, l'auteur a le bon goût de mettre en veilleuse son moi encombrant, et confirme si besoin en était encore son énorme talent de conteur, dès lors au premier plan.