«L’exotisme, c’est le centre de l’empire qui regarde ses marges, du point de vue des gagnants et des vainqueurs.
Mes personnages eux décrivent le monde depuis l’extérieur, loin des capitales et de ceux qui ont la parole et qui décrivent le monde de façon impériale et impérialiste ; ils prennent la parole à partir de leur défaite qui est celle du vingtième siècle, obsédés par cette idée de défaite et de perte, des personnages écrasés qui racontent leur rêve de vaincre pour l’humanité et de construire quelque chose de beau pour cette planète.» (Antoine Volodine, dont Lutz Bassmann est un des hétéronymes, à propos du post-exotisme)

Djennifer Goranitzé, «une des reines du dortoir ouest», entreprend chaque année à la lune d’automne, un long et périlleux pèlerinage sur la tombe de celui qui fut son mari pendant vingt ans, Nathan Golshem, «un camarade qui leur avait appris à ne pas plier, à ne rien accepter et à continuer à se battre alors qu’aucune victoire n’était en vue.» Cette tombe n’est en réalité qu’un monticule de pierres au milieu d’une décharge, sous lequel ne reposent que quelques restes, os de chien et de chèvre, ailes de mouettes.

Pour faire revenir Nathan Golshem de parmi les morts, Djennifer Goranitzé se livre à une cérémonie codée et étrange, rites chamaniques, danses et récits, et quand il est revenu, leurs récits s’entremêlent, construisant une toile d’histoires et d’images, portraits de combattants autodidactes, de vieilles femmes délabrées, de guerrières transformées en vieillardes monstrueuses.

«Ils se réunissaient à tout moment, au début de façon fugitive mais ensuite plus durablement. Ils échangeaient leurs corps, leurs noms et leurs voix. Et peu à peu renaissaient leurs ombres comme à l’intérieur de souvenirs indissociables, et s’affirmait leur volonté de survivre et de plaisanter tendrement ensemble jusqu'à la fin, de se moquer d’eux-mêmes et de leurs camarades, de rire de l’inconcevable naufrage du monde et du destin catastrophique qui leur était échu, un destin de révoltes matées et d’écrasement des rêves, un sous-destin.»

De ces combattants aux noms fabuleux émane, malgré les haillons, et malgré la défaite, une force supérieure ; cette chose qui les dénonce à leurs ennemis est sans doute les braises de leur rêve d’une société égalitaire. Survivant au-delà des guerres perdues aux marges de l’Empire, par la force de l’amour et la rage de durer, ces récits, racontant les batailles et défaites qui se sont succédées sur un temps infiniment long, ont la profondeur des mythes, la beauté d’une lumière qui ne s’éteint jamais.
Et dans ces récits il y a aussi l’humour, arme de résistance contre le désespoir, comme cette longue liste de chefs d’inculpation absurdes inventée pour faire enrager l’ennemi - « Dépose de cadavres devant une sortie de secours », « Lavage de cerveaux avec produits interdits », « récolte d’ananas en zone de combat », « confection d’amulettes en zone pénitentiaire »…

Sur une terre irrémédiablement abîmée, Djennifer Goranitzé et Nathan Golshem ont une volonté radicale et le sens de l’humour d’hommes qui, en dépit de leur défaite ne sont pas abattus. Dans l’étrange beauté de ce monde en ruines, «Danse avec Nathan Golshem» est une voix poignante dans l’œuvre de Volodine, une image bouleversante de grandeur malgré une défaite qui n’a rien enlevé à la capacité de résister, de rire et d’aimer.
MarianneL
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le 5 mars 2014

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