Bon, c'est ma faute, ma très grande faute.


J'ai été accroché par le titre mystérieux ( en entier c'est "De la génération, enquête sur sa disparition et son remplacement par la production" ), mystère renforcé par la couverture ( misère, combien de fois j'ai lu un livre à cause de sa couverture ! ).

J'aurais du repérer qu'Emilie Hache est prof de philo.


Ce livre est une enquête sur le concept de génération ( et de production ) à travers les âges; en soi, c'est un sujet passionnant, non ?

> d'abord, précision sémantique : ici, "génération" ne doit pas être compris comme "tranche d'âge" mais comme "action de générer, de faire exister et/ou de faire naître".


Mais là où je suis habitué à voir utiliser des sources d'origines multiples ( orales, écrites, anthropologie, archéologie, mythologies, sociologie, métaphysique, philosophie etc. ), surprise ( qui n'aurait pas dû en être une, vu le métier de l'autrice ) :

Hache fait toute son enquête en recourant presque exclusivement aux théories des philosophes

( en y ajoutant les théologiens, plus ou moins considérés comme les philosophes de la religion )


Elle annonce très vite la couleur : son projet était d'explorer ce concept DANS les écrits des philosophes, en suivant une hypothèse, le remplacement de la notion de Génération par la notion de Production.


Autrement dit, si on faisait un croquis vite brossé :


Représentez vous Hache grimpée sur un monticule formé par les livres de tous les philosophes et théologiens, et de là-haut ( Hache ma soeur Hache ne vois-tu rien venir ? ) elle scrute avec sa lunette philosophique le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie sur une route qui va en droite ligne de L'Antiquité gréco-latine ( point de départ obligé des philosophes ) jusqu'à notre civilisation occidentale en passant par le christianisme.


Hé oui. Certaines choses ne changent pas, certaines roues empruntent toujours les mêmes ornières creusées de plus en plus profondément dans le chemin, inévitablement - incongrument me revient l'Ane et le crapaud de Ratisbonne, à cause de l'effort à faire pour sortir la roue de l'ornière - effort visiblement trop énorme, même pour qui se donne pour projet de regarder les choses sous un angle neuf;


Exit donc l'Egypte Antique ( qui n'aurait rien à dire sur le concept de naissance et de production ? ), exit les civilisations africaines et asiatiques ( où personne n'a réfléchi à la question de la naissance et au rôle des femmes et des hommes ? ), oubliées les civilisations mésopotamiennes, leurs épopées et leurs mythes, adieu la pensée juive sur ces questions ( éclipsée par le seul christianisme, sans doute censé la contenir et la parfaire ), ne parlons pas de la pensée arabe ( inconnue au bataillon Hache ), et même c'est limite si on prendra en compte le christianisme non-catholique: l'arianisme, l'orthodoxie, les "hérésies", le protestantisme, les courants évangélistes : tout ça n'avait, dirait-on, rien d'intéressant à dire à l'autrice sur la Génération.

Pourquoi ?

Parce qu'elle remonte uniquement le courant d'une théorie philo, et que les sources ne lui servent que si elles la servent.


Pourtant, le livre de Hache est intéressant:


Elle commence par ce qui peut ressembler à un paradoxe :

si on classe grosso-modo toutes les sociétés en 2 tas :

- d'un côté celles qui considèrent que les femmes et les hommes sont égaux face à la question de la génération ( donner naissance, faire exister )

- et de l'autre côté celles qui assignent des rôles spécifiques genrés et prescrivent et/ou interdisent certains comportements en fonction des genres ( tout de suite, on voit que le 2e tas sera plus gros que le premier dès qu'on prend en compte les civilisations passées )


Et là, surprise, elle suggère que les 2èmes - celles qui prescrivent des rôles genrés différenciés - généralement conspuées par le féminisme, ne sont peut-être pas les pires pour la condition féminine.

Pourquoi ?

Parce qu' AU MOINS, en essentialisant les genres, en considérant que femmes et hommes ont chacun des rôles cosmogoniques spécifiques ET PAS ECHANGEABLES à jouer dans les processus de génération ( dans tous les sens : génération des enfants, mais aussi des récoltes et du bétail ), il en résulte que dans ces sociétés, hommes et femmes sont indispensables les un(e)s aux autres, que chaque genre doit respecter et valoriser l'autre pour sa part et sa fonction indispensable et irremplaçable dans la perpétuation du monde;

( ce qui ne signifie pas égaux; Hache ne pousse pas jusqu'à nier les inégalités femmes/hommes évidentes dans ces sociétés; ele ne dit pas "c'est le paradis", elle dit "c'est un moindre mal" )


Un moindre mal comparé à quoi ?


à l'autre tas, celui des sociétés qui ne pratiqueraient pas cette différenciation des rôles.


Là, on est un peu sur le cul, parce qu'on se retrouve devant une autrice en principe féministe, qui va se lancer dans une démonstration de la supériorité des sociétés antiques comparées aux sociétés modernes en ce qui concerne la condition de la Femme, non ?


On s'étonne.


On s'étonne encore plus quand Hache situe cette bascule à la montée en puissance de la pensée monothéiste chrétienne.

( parce que nous, on voyait plutôt les sociétés chrétiennes comme très prescriptives de rôles genrés, très essentialisantes et très misogynes, non ? )


Mais il faut redire que ce livre ne s'aventure jamais dans la vie réelle, dans le quotidien, dans les données anthropologiques ou archéologiques, sociologiques, historiques : il traverse les airs en marchant exclusivement sur le fil de la pensée des philosophes et théologiens.


Et là, Hache dégotte des textes montrant que, très vite, des théologiens chrétiens ont nié l'existence d'une différence essentielle entre les genres, affirmant qu'une âme n'était pas féminine ou masculine, et qu'hommes et femmes étaient des esprits chrétiens devant Dieu, des sortes d'êtres spirituels unisexes; que leur sexe était juste une contingence physique de leurs corps mortels ( donc un détail accessoire ).

Concernant la notion de génération, on voit même des penseurs revendiquer les attributs de la maternité pour l'église et pour les religieux masculins, dans des textes assez hallucinants.


Ces passages sont intéressants, divertissants, surprenants à lire ( mais, in petto, on se souvient que l'église catholique et sa théologie sont une auberge espagnole où on peut toujours trouver tout et son contraire, pour peu qu'on farfouille assez ).

Hache décrit une pensée chrétienne qui produirait une civilisation ayant nié le rôle des femmes dans les opérations vitales de la génération, rapportant tout à la providence divine ( donc masculine ), et à un concept que je découvre, l'Economie Divine, ( οἰκονομία = l'administration de la maison ) qui serait la façon dont la volonté et la bienveillance divine font tourner la machine-monde, en gros ( je résume brutal, là ).


Dans cette pensée chrétienne, la génération ( des récoltes, du bétail, des enfants humains ) ne serait pas dépendante des rituels féminins ( comme dans les sociétés antiques ) mais uniquement de l'Economie Divine.

On aboutirait à une vision de l'univers et de la vie où tout serait géré par les mécanismes divins ( donc masculins ) et où hommes et femmes seraient juste des esprits voués à adorer Dieu.

On se dit : chic, la voilà, l'égalité parfaite !

Mais non, Hache nous rappelle ( avec raison ) que cette vision des choses donne quand même à la femme une place inférieure ; hommes et femmes seraient des esprits; des âmes devant Dieu, mais les femmes seraient de qualité inférieure - sans justification essentielle.

( et là, quand on lit les écrits théologiques, et qu'on observe la réalité de la vie dans les sociétés chrétiennes médiévales, on ne peut que lui donner raison sur l'infériorité de la condition féminine )

On aboutit alors à une situation où on a dépouillé les femmes des savoirs et pouvoirs "magiques" qu'elles avaient dans les sociétés païennes, savoirs et pouvoirs confisqués par l'autorité masculine au nom de Dieu, mais sans leur accorder une réelle égalité des genres en échange : un changement de paradigme perdant-perdant.


Puis, Hache nous montre que les penseurs modernes - les physiocrates, puis les penseurs des lumières - en dérivant + ou - de l'Economie Divine à l'Economie Naturelle, ont conservé et amplifié ces orientations; C'est un moment où des hommes des classes sociales élevées décident d'imposer leur science et leurs avis aux gens du peuple : ils vont apprendre au paysan à "mieux" faire son travail, à l'artisan à "améliorer" son art, aux femmes à mieux donner naissance et prendre soin des enfants, etc.

Leur pensée masculine, élitiste et scientifique est forcément supérieure à celle des classes populaires et doit s'imposer à elles.


Or cette pensée, nous montre l'autrice, n'est pas tellement en rupture avec la pensée chrétienne précédente, elle la prolonge plutôt, la renforce en la réformant et en y ajoutant les armes de la Science et la Raison; ( et peu importe si cette science et raison sont, à l'époque, très théoriques et pas toujours à l'épreuve du réel ).


Dans le domaine de la génération, on assiste à une confiscation accentuée du rôle et des capacités des femmes par les hommes ayant "autorité" ( médecins etc. ).

On assiste aussi au remplacement de la notion de génération par celle de production :

là où les femmes, autrefois, participaient activement au processus ( en partie magique ) de la génération, sous toutes ses formes, d'individus humains, animaux, plantes qui étaient conçus comme la continuation, la perpétuation d'un processus vital du monde, l'homme va désormais produire : produire des récoltes, produire du cheptel, produire des enfants;


On n'est plus dans une continuité et un renouvellement des forces vitales du monde, on prétend fabriquer; et le fabricant est homme - la femme n'est qu'un assistant, voire un vase, une utilité malheureusement inévitable.

> il faut dire que dans la pensée chrétienne, on a théorisé que le monde et tout ce qu'il contient est mis à la disposition de l'homme par Dieu; il peut donc s'en servir à volonté et se servir à volonté, l'Economie Divine y pourvoit.


Cette idée - mais est-elle uniquement chrétienne ? - donne naissance au concept d'Abondance - très présent dans les textes bibliques - que les physiocrates et penseurs des lumières, et leurs continuateurs, font basculer vers la Surabondance : les humains ne doivent pas seulement avoir ce qui leur est nécessaire, ils doivent avoir toujours plus, le rôle de la société, de la raison, de la science et du progrès deviennent :

réaliser une civilisation de surabondance.

Dans cette civilisation de surabondance ( qui est rapidement étendue et imposée à des tas d'autres régions du monde par la colonisation ), même les individus deviennent des produits, à travers l'esclavage.

( > on rétorquera que l'esclavage existe depuis l'Antiquité; est-ce que la colonisation l'a amplifié et systématisé ? c'est un débat )

La Colonisation est ensuite transformée en Mondialisation, tout en poursuivant le même projet global de production de la surabondance, qui continue à inférioriser les femmes ( par la confiscation masculine des prérogatives féminines en matière de génération, remplacée par la production ).


Il y a des choses sérieuses là-dedans; et des tas de passages intéressants;

par exemple un détour très inattendu - vu le cheminement très balisé de l'ensemble - vers les îles Trobriand pour signaler leur structure parentale très différente de la nôtre : dans ce chapitre, elle donne soudain la parole à l'anthropologie, mais en s'en excusant presque, et comme une récréation ( bienvenue ! ) très peu intégrée dans le plan général du livre.

> ça donne envie de creuser de ce côté, ne serait-ce que pour vérifier l'exactitude des descriptions de ce système parental inédit.


Puis, parce qu'il faut bien conclure, et que son tableau est pour l'instant plutôt sombre, Hache l'éclaire en décrivant un monde en train d'advenir, beaucoup plus flexible sur les relations de genre, les formules de parenté, et qui pourrait en profiter pour replacer au coeur de nos existences la notion de génération.

On ne sait trop si on peut la suivre vers ces lendemains fluidement radieux, mais ce sera évidemment l'occasion pour beaucoup de se déchaîner contre cette description de l'avenir - qui n'est pourtant pas du tout l'élément principal du livre.


...un livre assez intéressant malgré tout, donc, si on supporte, le temps de le lire, de mettre ses pieds dans les pas des philosophes ( j'ai du mal, j'avoue ) en se cantonnant, à une rare exception près, à l'itinéraire rebattu et empoussiéré de la Pensée Philosophique occidentale : Antiquité gréco-latine > Chrétienté > Lumières et modernisme européen > Civilisation occidentale actuelle.


...et si on tolère son côté très "hors-sol", guère surprenant chez une prof de philo.









moranc
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le 25 sept. 2025

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