La Supplication compare régulièrement la catastrophe de Tchernobyl à une guerre. Derniers Témoins parle explicitement de la Deuxième Guerre mondiale et ne la compare à rien. (Avoir vu Requiem pour un massacre ou considérer l’Enfance d’Ivan comme un des trois meilleurs films qu’on ait regardés n’avance à rien…)
Volodia Ampilogov a été pendu par des nazis et dépendu in extremis par des partisans. Maria Pouzan trouve qu’« on se développait mal dans la maison d’enfants » (p. 295) tandis que Valia Iourkevitch estime qu’« à l’époque, les enfants mûrissaient vite » (p. 298). Pendant le siège de Leningrad, Ania Groubina a mangé des aiguilles de mélèze, Galina Firsova du chat et du chien. Nadia Gorbatcheva « retrouve tout de suite l’odeur » (p. 164) des nazis quand elle en voit dans des films. Thaïs Nasvetnikova se souvient avoir beaucoup lu, Volodia Korchouk su tirer avant de savoir lire, Volodia Tchistokletov s’être senti invulnérable. Lena Kravtchenko a oublié son nom, Sacha Souïetine a « un gros problème de mémoire » et « ne [s]e rappelle ni les visages, ni les paroles » (p. 90), Vera Novikova « ne veu[t] pas [s]e souvenir » (p. 109), Valia Zmitrovitch « ne veu[t] pas se rappeler » (p. 319). Leonid Sivakov se défie des mots. Édouard Vorochilov n’a jamais parlé de la guerre qu’à sa mère – et à l’auteure du livre.
Car le nom de Svetlana Alexievitch figure sur la couverture. Quelle part du livre lui revient précisément ? Quelle a été sa méthode ? Dans quelle mesure s’agit-il encore – ou déjà – de littérature ? On se pose les même questions que pour la Supplication. Les témoignages ultimes, ceux que porteraient les morts, sont absents de Derniers Témoins comme de la Supplication. Et comme dans la Supplication, c’est l’accumulation qui contraint le lecteur à… à quoi, d’ailleurs ? À devenir autre chose qu’un lecteur ?
Pourtant, les atrocités nazies ne constituent pas le sujet principal de l’ouvrage, alors qu’il y eut plusieurs centaines d’Oradour sur le front de l’Est – celui qu’ont connu les témoins du titre, enfants pendant la guerre. Le véritable propos de Derniers Témoins, c’est la mémoire. J’imagine que pour certains d’entre eux, témoigner a plus ou moins joué le rôle de catharsis. J’imagine qu’on peut se demander si avoir grandi pendant la guerre est le seul point commun entre Ania Pavlova, qui commence en disant « Oh, ça va me faire mal !… Une fois de plus… » (p. 343) et Vassia Kharevski, qui déclare « Je suis un homme sans enfance. À la place, j’ai eu la guerre. / Après, il n’y a eu que l’amour pour me marquer à ce point » (p. 47).
Il y a probablement, pour chacun des quelque cent témoignages du livre, autant de lectures que de lecteurs, et je persiste à penser que ces lectures peuvent autant engager l’intimité du lecteur que ces témoignages peuvent engager celle du témoin.