Des arbres à abattre: Une irritation, ou le bal de têtes bernhardien

Bernhard contre la société artistique viennoise, contre Vienne, encore et toujours, contre la culture autrichienne, encore et pour toujours.


[Eine Erregung, le sous-titre du roman traduit par "Une irritation" signifie à la fois émotion, animation, irritation, agitation, excitation]



Quand Thomas Bernhard irrite...



Commençons par l’irritation hors du roman : La parution en 1984 du roman déclenche un scandale, l’un des plus retentissants de la carrière de Bernhard. En effet, on peut le lire comme un roman à clefs dans lequel Bernhard se livre à un règlement de comptes impitoyables envers ses anciens mécènes et amis Gerhard et Maja Lampersberg, facilement identifiables sous les traits du couple Auersberger. C’est tout un milieu artistique viennois qui se voit fustigé par la plume assassine de l’écrivain, qui se met lui-même en scène en tant que spectateur. Gerhard Lampersberg porte plainte pour diffamation. Le tribunal de Vienne décide la saisie de l’ouvrage, ce qui donne lieu à des scènes pour le moins insolites de policiers en uniforme pénétrant dans les librairies pour y retirer l’ouvrage incriminé des rayonnages. Du coup, les lecteurs se précipiteront en masse sur le livre, jusqu’à ce qu’au terme de six mois de débats judiciaires, l’interdiction soit enfin levée. Gerhard Lampersberg abandonnera les poursuites et retirera sa plainte en 1985. Jeannie Ebner affirmera ne pas se reconnaître dans son double fictif Jeannie Billroth. C’est pourtant bien la publication de cet ouvrage qui conduira à la rupture entre les deux écrivains qui se réconcilièrent qu’un an avant la mort de Bernhard. (source: Thomas Bernhard, Récits 1971-1982, Quarto Gallimard)



Quand Thomas Bernhard s’irrite...



Ainsi, Bernhard revient sur ces têtes non-pensantes, ces bourgeois, ces artistes qui ont habité son passé, qui habitent son souvenir, et c’est probablement l’émotion du souvenir, cette « irritation », cette excitation qui donne la note à une prose aussi implacable que musicale. Elle se joue dans un cadre temporel éclaté. La temporalité chez Bernhard est construite comme un dédale dans lequel le lecteur erre sans jamais avoir l’impression de se perdre. L’utilisation du passé et du présent brouille les frontières, tandis que le narrateur reste une bonne partie du récit assis dans son fauteuil à oreilles. La construction n’est pas sans rappeler le premier monologue d’Extinction : immobilité, et mobilité. Il y a le « dîner artistique » perçu en rôle de témoin, et il y a la zone mentale du narrateur dans son fauteuil à oreilles où la mémoire ramène les gens et les souvenirs, d’il y a trente ans, ou alors de la journée même, où a lieu l’enterrement d’une amie commune qui s’est suicidée. Tout se tisse via des paradoxes et des contradictions. Bernhard, immobile, joue avec le temps et l’espace comme par effet de ricochet et d’échos, allant, venant, avec cette excitation constante. Une des forces du roman, c’est ce rythme. Et puis il y a l’acteur du Burgtheater qui s’impose comme une grande figure Bernhardienne. Il vient injecter l’espace d’un instant une sorte de philosophie via cette phrase répétée : « Forêt, forêt de haute futaie, des arbres à abattre. » Il questionne indirectement le statut d’artiste que le narrateur tourne et retourne.



« Être artiste en Autriche, cela signifie dans la plupart des cas se mettre à la disposition de l’État quel qu’il soit et se laisser entretenir par lui jusqu’à la fin de ses jours. La voie de l’artiste autrichien, aussi fréquentée que tortueuse, est celle de l’opportunisme, une voie pavée de bourses d’État et de prix, jonchée de médailles et de distinctions honorifiques au cimetière central. »



À son habitude, Bernhard cultive son art de l’exagération. C’est dans son excès qu’il fait rire, c’est dans cet excès qu’il se déchaîne librement, sans entraves, qu’il survit en tant qu’écrivain, en tant qu’artiste, en tant qu’homme. Au lecteur d’aller aussi loin que Bernhard, le sourire aux lèvres.


Bernhard rouvre les plaies et ce n’est pas du sang qui coule, mais du poison qui jaillit. Et l’auteur semble s’en réjouir, il jubile. Des Arbres à abattre est un des textes majeurs de Bernhard. Bernhard, ce destructeur, ce paradoxe, écrivait, écrivait avant qu’il ne le puisse plus, avant qu’il ne soit trop tard, parce qu'il haïssait, et parce qu'il aimait surtout.

Templar
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le 19 oct. 2015

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