Nul ne traverse la vie sans perdre deux ou trois choses en chemin

De sa naissance avec le Décameron, la nouvelle garde deux traits fondamentaux, aussi complémentaires que contradictoires: l'oralité de "l'histoire à soi" et l'organisation en recueil. Dans le livre de Boccace, dix personnes racontent chacune leur tour dix histoires. Voilà cent nouvelles, récits se présentant comme nouveaux, jamais racontés - ce qui est bien entendu partiellement faux, puisque l'auteur puise à diverses sources - organisés dans un grand récit d'ensemble, auquel les Italiens donnent le beau nom de cornice. Tous les auteurs qui lui succéderont seront tentés de présenter ces petits mondes repliés sur eux-mêmes que sont les nouvelles dans une architecture, de la veillée de contes aux dispositifs les plus compliqués. De la même manière, en héritage de cette première assemblée d'Italiens se distrayant les uns les autres avec des histoires alors que d'autres meurent de la peste à leurs portes, le narrateur premier d'une nouvelle nous raconte souvent quelque chose qui est arrivé à un autre (qui le lui a rapporté), qui lui est arrivé mais il y a longtemps, ou qui est en train de lui arriver mais, quand nous le lirons, il sera mort - bref, l'action se présente déjà - avec cette distance oblique caractéristique du récit - comme une "bonne histoire" qu'on ne raconte pas pour la première fois ou que nous, lecteurs, sommes invités à transmettre à notre tour.
L'introduction de Neil Gaiman rapporte la trace et l'abandon d'un projet articulant l'ensemble et donne des indices sur la structure choisie, plus subtile. On se rend compte assez rapidement que les nouvelles et poèmes côte à côte permettent de glisser de thèmes en thèmes, complétant dans l'autre les métaphores proposées dans l'une.


(là, c'est le moment où je renonce à devenir plus précis en énumérant les thèmes et en reprenant les nouvelles une à une; je fais bien assez mon prof comme ça)


Cette introduction est aussi représentative de l'autre aspect de la nouvelle. Gaiman présente chaque nouvelle comme liée à une demande, ou à une impulsion intérieure (dans quelques cas) et, même s'il dit bien que, la plupart du temps, ça ne s'écrit pas tout seul, donne l'impression que ces textes sont des petits travaux. La plupart des nouvelles (pas des poèmes) du recueil confirme aussi cette impression d'aisance: le narrateur nous raconte une histoire qui lui est arrivée, ou arrivée à un autre (etc.) et déroule l'ensemble des faits comme témoin, le plus souvent sans complication. Tout cela a l'air facile.
Nous savons tous que donner cette impression est très difficile.
C'est donc la première valeur que je trouve à l'ensemble des nouvelles de Gaiman, quelle que soit l'affectation que j'aie pour l'une ou pour l'autre, quelle que soit la puissance cachée que recèle chacune. A vrai dire, ces nouvelles m'ont rappelé celles de Bolano, et ce n'est pas du tout le genre de choses que je m'attendais à ressentir. C'est sans doute que, comme chez ce dernier, les nouvelles tournent autour de disparitions, de manques, d’horreurs cachées, sans y toucher (c'est là l'important).
J'en viens à la cohérence thématique de l'ouvrage. Qu'il y en ait une paraît impossible: l'auteur nous raconte qu'il a écrit chaque nouvelle pour des raisons diverses et dans des contextes très différents. Me voilà conduit à penser que ce thème représente un truc de l'inconscient de l'auteur. Je n'en crois pas un mot: Gaiman sait très bien que toutes ses nouvelles tournent autour du fantôme, sinon il n'aurait pas placé l'Oiseau-soleil à la fin "réelle" (puisque le dernier texte est un appendice à American Gods) du recueil.
Le fantôme, donc. Il y a beaucoup de fantômes au début du recueil, mais, surtout, il y a beaucoup de fantômes "partiels": des personnages incomplets, cassés, à la mémoire défaillante, se délestant de leur identité, près de quitter leur vie, plus tout à fait humains ou cherchant à l'être... en somme, des êtres passés de l'autre côté, avant, pendant ou à la fin de la nouvelle, qui explore la zone indécise dans laquelle ça n'est pas encore fait. Bien sûr, certains textes très courts (les petites filles, le tarot, les poèmes) devraient être bien tordus pour rentrer dans mon tableau; néanmoins, je crois qu'elles intègrent cette vision du monde que nous propose Gaiman: un monde où l'on passe de l'autre côté sans s'en rendre compte - et les signes autobiographiques dispersés çà et là m'amènent à penser que l'auteur ne cherche pas à construire un monde parallèle. Cet "autre côté" est souvent imaginaire, mais comme le dit sans trop de mystère Les épouses interdites..., le pastiche de Poe, le réel est partout, dans le monde imaginaire comme dans le monde visible. L'horreur de Nourrir et manger est pour moi un reflet fidèle du malaise que nous pouvons ressentir devant un vieil ami que nous voyons dévoré par sa vie conjugale, sans pouvoir ni le conseiller, ni le juger en toute conscience.
Attention, je n'essaie pas d’anoblir le fantastique de Gaiman en en faisant l'habit d'Arlequin de "portraits au vitriol de l'humanité dans tous ses états". Loin de moi. La beauté du fantastique (de ce fantastique-là), sa puissance d'attraction, réside dans sa cohérence mêlant logique et symbolique à divers niveaux. Je pense que ces nouvelles vont au bout de leur cohérence interne, pour se clore sur une disparition, une fuite, des gens qui se séparent, et que tout ce qui peut nous nourrir en elles réside dans ce qu'elles nous laissent à rêver. Qu'il y ait encore quelque chose à penser après la lecture vient sans doute de ce que Gaiman manie tout de même des idées qui peuvent nous gifler proprement: pourquoi vivre plutôt que mourir, ce qui fait une identité, comment affronter un deuil... et qu'il les traite, grâce à des éléments fantastiques certes, sans appuyer sans doute, mais il les traite.
C'est pourquoi, comme tout écrivain sérieux, prenant ces histoires pour passer le temps en attendant que la peste s'éloigne au sérieux, Gaiman rend hommage à Shéhérazade qui parle pour se sauver: "Ainsi préservons-nous nos vies par d'improbables tours."

Surestimé
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le 16 août 2015

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