Je ne sais pas trop sur quels critères on peut dire qu’un livre de philosophie est bon ou mauvais, réussi ou raté… Question rigueur démonstrative, ce traité – en réalité constitué de trois textes dont les circonstances de publication et d’écriture diffèrent – est bien fait dans son genre : l’auteur annonce ce qu’il entend démontrer, le démontre en suivant chacun des âges de l’être humain, et en réfutant au besoin quelque objection, passe à l’étape suivante, etc. Pour son retentissement et son importance dans l’histoire des idées, je doute qu’on eût réédité Des femmes et de leur éducation si son auteur n’était pas aussi celui des Liaisons dangereuses. Quant au style littéraire, il adopte l’écriture « tout-venant » de l’époque – en gros, l’idéal de clarté du classicisme passé à la moulinette de la soif de convaincre de l’époque des Lumières.
Pour ce que je m’y connais en philosophie, l’essai de Laclos semble pétri d’un rousseauisme plus ou moins nuancé : « La nature ne crée que des êtres libres ; la société ne fait que des tyrans et des esclaves. » (partie II, chap. 10, p. 45 de la réédition « Mille et Une Nuits »). Il y a donc, en toile de fond, un homme naturel, dont Laclos a finalement du mal à montrer qu’il ne s’agit pas que d’une hypothèse. D’autre part, comme un certain nombre de Lumières, Laclos a une conception particulière du Moyen Âge : « pendant plusieurs siècles, l’histoire n’est qu’un chaos dégoûtant qui à peine mérite d’être connu » (partie III, p. 73). Ajoutons-y une adoption sans trop de réserve de la théorie des climats (« On peut donc assurer, avec vraisemblance, que la puberté de la fille naturelle ne se manifestera (au moins dans un climat semblable au nôtre) qu’après que le corps aura presque fini sa croissance », II, 5, p. 20) –, et dont on aura vite fait d’imaginer les répercussions. Autrement dit, l’essai montre aussi ce que les Lumières ont fait, sans le vouloir, en faveur d’une autre ignorance et d’autres préjugés.
On en relativisera donc le féminisme, d’autant que les « femmes » annoncées par son titre n’en sont qu’un des sujets, parmi d’autres. On étudie parfois le début des Femmes et de leur éducation au lycée, généralement pour appuyer une lecture des Liaisons dangereuses. En effet, exposée en préambule, la thèse de Laclos ne manque pas de force : c’est aux femmes elles-mêmes de perfectionner leur éducation – voilà encore une question très XVIIIe –, et elles ne peuvent pas plus compter pour cela sur le secours des hommes qu’un esclave ne peut compter sur le secours de son maître. Mais cette éducation, quoiqu’idéale, a ses limites : « On sent assez qu’il faut avoir une idée de l’histoire de toutes les nations européennes ; mais une femme peut en négliger les détails. » (III, p. 73). (Le fait que le livre soit écrit par un homme éclate à d’autres occasions, en particulier dès qu’il est question de jouissance.)
Et dans la société telle que Laclos l’imagine, les femmes sont fondamentalement manipulatrices, et progressivement devenues lubriques : « Elles [les femmes naturelles] sentirent enfin que, puisqu’elles étaient plus faibles, leur unique ressource était de séduire […] elles apprirent d’abord à voiler leurs appas pour éveiller la curiosité ; elles pratiquèrent l’art pénible de refuser, lors même qu’elles désiraient de consentir ; de ce moment elles surent allumer l’imagination des hommes, elles surent à leur gré faire naître et diriger les désirs : ainsi naquirent la beauté et l’amour » (III, 10, p. 49)
À cela, elles sont contraintes par ce qui apparaît comme une sorte de péché originel sans religion, qui au moins n’entraîne pas toute l’humanité dans la chute : « Aussi, loin de penser, comme quelques-uns, que la société commença par la réunion des familles, nous croirions plutôt que la première association fut faite par des hommes seulement, qui, se sentant plus égaux en force, durent se craindre moins les uns les autres ; mais ils sentirent bientôt le besoin qu’ils avaient des femmes ; ils s’occupèrent donc à les contraindre, ou à les persuader, de s’unir à eux. Soit force, soit persuasion, la première qui céda, forgea les chaînes de tout son sexe. » (II, 10, p. 46-7)…
Et dire que la postface de l’édition que j’ai lue s’intitule « Laclos, féministe ou moraliste ? »…

Alcofribas
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le 4 juin 2017

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