Lisez avant, vous ne serez pas la/le même après.
Un inénarrable et inclassable roman initiatique accéléré. Difficile de parler d’une telle œuvre sans en dévoiler tout le suc ; arrachons donc un bon coup le voile de Timanthe, au risque d’y laisser une part de nous-mêmes. Car cette histoire revêt les atours de l’inéluctable et appose les sceaux de l’irréversible.
Difficile de ne pas voir dans Des Fleurs pour Algernon un pot-pourri d’inspirations et une matrice à de nombreuses interrogations narratives (voire métaphysiques) de notre culture. Impossible de ne pas distinguer en Charlie Gordon, héros heurté du roman de Daniel Keyes, une part de Gregor Samsa, le personnage principal de La Métamorphose de Kafka : au-delà des lectures en termes de rejet social qu’on peut leur attribuer, la question de la « bête », de l’« animal » semble constituer un lien important entre les deux personnages. Mais c’est bien sûr au-delà du personnage, dans son entourage, que peut résider un des intérêts des deux histoires : comme l’écrit Nabokov à propos de La Métamorphose, « La famille Samsa autour de l’insecte fantastique n’est rien d’autre que la médiocrité entourant le génie », un constat sans doute valable pour Charlie, sorti de la caverne (la métaphore platonicienne est bue jusqu’à la dernière goutte) pour guider les hommes, qui ne rencontre presque que des entraves.
Outre les réflexions d’ordre psychologiques et psycho-sociales, le récit introduit aussi des enjeux de représentation du temps. En dépit d’une apparence cyclique de l’histoire, qu’on pourrait, si on voulait faire une analyse grossière et stérile, assimiler à la vie, la trame narrative nous entraîne pour ne jamais nous lâcher, souscrivant à une dimension parfaitement linéaire du temps. Comme Hadès à Orphée, l’histoire nous ordonne de ne pas nous retourner, de franchir la porte de l’Île des morts, en sachant pertinemment ce qui nous y attend (mais n’y croyant pas : si on doit se l’avouer, on le sait quasiment depuis le titre, sorte d’épitaphe monumentale), et sans pouvoir fuir. L’histoire n’est pas plus un dédale que les labyrinthes ne le sont pour Algernon, à une différence prêt : on ne peut s’en échapper. L’objet-livre devient lui-même une prison, chaque page tournée bruissant comme une sentence de non-retour. Au début parce qu’on ne veut pas : c’est si beau, l’éveil de l’intelligence ; à la fin parce qu’on ne peut pas. À tel point qu’on lit les dernières pages le plus vite possible pour deux raisons mêlées : elle est insoutenable, et on la connaît déjà.
Bien des choses sont subtilement abordées au cours du récit : les éléments structurant de l’identité (la mémoire, les émotions, l’inconscient), mise en question : Charlie ne cesse de dire à tout le monde qu'il était une personne avant l'opération ; mais sa plus grande peur est de retrouver cet état proche de l'inconscience, de replonger dans le noir. Le contexte historique à l’époque de l’auteur également, et une certaine faillite (au moins morale) de la science et de la connaissance au sens large, dans l'après-guerre (le roman est publié en 1966) : « alors que les grands hommes sont tous occupés à faire des bombes » (compte-rendu du 11 juin), la démarche du Pr. Nemur et du Dr. Strauss est une impasse ; Charlie lui-même, génie passager, ne peut que constater l’échec. L’humanité enfin : au moment où Vercors nous met sous les yeux les « tropis » dans Zoo ou l’assassin philanthrope, Daniel Keyes nous intime de nous lier d’empathie avec Charlie Gordon. De là à griffonner un slogan fumeux à la portée virale, il n’y a qu’un pas.