Déserter
6.4
Déserter

livre de Mathias Enard (2023)

 Quelque part dans un pays en proie à la guerre civile, au sud de l’Europe, à une époque indéterminée. Un soldat appartenant au camp haï des vainqueurs fuit pourtant les combats. Peu importe d’où il vient, toutes les guerres se ressemblent, elles charrient toutes leur lot d’atrocités, elles abiment même les meilleurs d’entre nous, elles font vaciller la part d’humanité de ceux qu’elles touchent. Mais les guerres fratricides sont plus terrifiantes encore par leur volonté d’éradication totale de l’ennemi qui, la veille encore, pouvait être un voisin ou un frère, la « purification » ethnique, religieuse ou idéologique passant par le déplacement voire le massacre de populations civiles, le viol systématique des femmes. Tout au long des trois années qu’a duré le conflit, notre homme a donc pillé, tué, torturé, violenté jusqu’à la nausée. Désormais, c’est lui le fuyard. Si durant le jour la peur et la faim le tenaillent, ses nuits sont plus terribles encore, hantées par les images des exactions qu’il a commises. Son salut, il le trouvera peut-être en gravissant la montagne jusqu’à l’abri d’une cabane où il passait les étés de son enfance. Après y avoir repris des forces, il peut espérer remonter vers le nord et franchir la frontière, si son Dieu qu’il prie si souvent désormais lui en donne la force. C’est alors qu’une femme fuyant le village voisin fait irruption dans son refuge. Battue, violée, tondue, humiliée de la pire des façons, elle a réussi à s’échapper accompagnée d’un âne en piteux état mais dont l’obstination à survivre est un symbole de la résilience qui l’anime. Elle reconnaît l’homme, c’est un enfant du pays, il appartient au camp des bourreaux. Malgré son effroi et sa répugnance légitimes, elle est bien forcée d’accepter son aide. Commence alors la  pénible ascension vers les anciennes ruines d’un château et par-delà , la frontière, ascension qui revêt pour l’ancien tortionnaire des allures de rédemption.   

Cette histoire, le lecteur la suit « en direct», immergé tant dans l’action que dans le cadre de celle-ci : les descriptions somptueuses de la nature environnante, harmonie de senteurs, de couleurs, de silences offrent un contraste saisissant avec la barbarie dont cherchent à s’extraire les personnages. Cette épopée qui semble à elle seule donner son titre au roman n’apparaît pourtant qu’en filigrane d’un récit nettement plus élaboré, constitué quant à lui de fragments divers, notes éparses, correspondance, témoignages, extraits d’œuvres, archives secrètes de la Stasi : le genre de documents dont l’historien en quête d’une vérité insaisissable doit souvent se contenter, telle Irina, historienne des mathématiques justement, qui cherche à comprendre qui fut réellement son père , le génial mathématicien est-allemand Paul Heudeber. Il y a bien sûr les grandes lignes, celles qui sont connues de tout le monde. Fervent communiste, Paul fuit l’Allemagne nazie et entre dans la Résistance tout comme sa compagne Maja. Arrêté, il sera déporté au camp de Buchenwald où il élaborera son chef d’œuvre, Les Conjectures de l’Ettersberg, mélange de théories mathématiques, de poésie tourmentée et de considérations historiques. Éternel amoureux de Maja qu’il n’a pourtant pas suivie en Allemagne de l’Ouest par fidélité à son idéal politique, il était convaincu que seuls le socialisme et les mathématiques pourraient sauver le monde. Mais évidemment, les choses se révèlent bien plus complexes que ce qu’elles semblent être, l’utopie communiste se brise dans la répression du printemps de Prague, la pureté et la beauté des concepts n’est qu’un rempart  bien fragile pour un homme que les tortures et la déportation ont brisé. Avec l’effondrement de ses idéaux et le conflit bosniaque qui a ramené la guerre au sein de l’Europe, les mathématiques ont-elles cessé pour Paul de symboliser l’espoir pour ne plus représenter qu’une illusion parmi d’autres? C’est alors que tout à sa quête de vérité, Irina découvre au sujet de Maja, sa mère qu’elle a peu fréquentée durant l’enfance, des éléments inattendus et bouleversants, révélant des facettes insoupçonnées de sa personnalité ainsi que la terrible décision qu’elle a dû prendre au cours de la guerre et qui explique peut-être pourquoi la passion qui la liait à Paul ne pouvait plus désormais se vivre que sur le mode de l’absence. 

Contrairement au parcours du déserteur qui s’offre à lire comme une trajectoire particulière inscrite dans une sorte de présent indéterminé et intemporel, la vie du mathématicien est tout entière envisagée dans  son contexte historique, idéologique et politique. Elle est non seulement le témoin d’une époque mais elle s’est construite en fonction de celle-ci. Et à travers son destin chaotique, c’est celui de toute l’Europe d’une grande partie du XXe siècle qui se donne à lire, de ses illusions perdues, de ses révolutions confisquées, de ses idéologies effondrées. La fidélité de Paul a pour objet quelque chose qui n’a peut-être jamais existé : le stalinisme qui écrase sous sa botte l’Europe de l’Est est l’ennemi du « socialisme réel » auquel il aspire. De même, les épisodes clés du récit d’Irina se situent à des moments charnières de l’Histoire: le colloque organisé en l’honneur de Paul Heudeber, disparu tragiquement quelques années plus tôt (la thèse du suicide ne pouvant être écartée) se déroule durant les attaques terroristes du 11 septembre. Et lorsque, 20 ans plus tard, Irina repense à ce colloque, la guerre en Ukraine vient d’éclater. Telle semble être la désespérante réalité : ni l’art, ni le progrès scientifique, ni les mécanismes mis en place pour assurer la paix, ne peuvent empêcher la résurgence de la barbarie, ici ou ailleurs. La guerre a beau être une insulte à l’intelligence et la sensibilité, elle est indissociable de l’humanité et comme telle ne disparaîtra qu’avec cette dernière. Les événements tout récents semblent hélas confirmer cette thèse. 

Reste à savoir pourquoi Mathias Enard a réuni dans ce beau roman deux histoires qui à première vue, n’ont comme seul point commun  que la guerre en filigrane. Tout diffère dans le parcours, la personnalité, le rapport au monde, les choix  posés par les protagonistes. Mais plutôt que de les opposer, peut-être faudrait-il les envisager comme les deux faces de la nature humaine, en évitant toutefois de s’en tenir aux apparences. Après tout, qu’est-ce que le vrai courage? La fidélité à un idéal qui se révèle utopique a-t-elle plus de grandeur que la désertion s’il faut continuer à se comporter comme un monstre pour tenir ses engagements ? D’autres pistes mériteraient sans doute d’être explorées , notamment celle de la difficile articulation entre l’intérêt général et la préservation du bonheur personnel, ou encore des croyances ou des espoirs qui nous permettent d’aller de l’avant, malgré tout. On l’aura compris, le roman est complexe, foisonnant, intelligent et devrait permettre à chaque lecteur de nourrir sa propre réflexion, sans asséner de vérité définitive à des questions qui demeureront toujours ouvertes. 

No_Hell
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le 9 oct. 2023

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