En ces débuts de la grande vogue de l'hypnotisme, plus ou moins considéré comme une science occulte quelque peu exotique (on parle de "passes magnétiques", de "fluide" puissant qui influeraient d'un individu sur un autre de manière spectaculaire, ce qui est propice à en faire des numéros de cirque), Feydeau (et il n'est pas le seul) a bien saisi le parti comique qu'il pouvait tirer de telles manipulations de l'esprit.


L'argument est simple, et socialement un tantinet subversif : un domestique (Justin) hypnotise son maître (Boriquet) pour qu'il fasse à sa place toutes les corvées que Boriquet lui ordonne, et il réveille ce dernier quand le travail est fini. Boriquet ne se souvient de rien. Justin trouve son confort dans cette situation, et manoeuvre pour éviter que Boriquet ne se marie, ce qui mettrait fin à ses filouteries hypnotiques.


Cette pièce a une petit aspect "roman policier" : Justin, dans un milieu clos (l'appartement de Boriquet), commet un délit parfait (personne ne peut repérer ses manigances), et le spectateur peut attendre de savoir par quel artifice de scène Boriquet va se faire démasquer et punir. Le "justicier" qui met fin à ses agissements l'affronte d'ailleurs en une sorte de duel hypnotique, ce qui nous ramène aux bons vieux temps de la chevalerie. C'est assez original, pour Feydeau, d'exploiter les ressorts dramatiques qui ressortissent à d'autres genres que le comique.


L'intrigue possède par ailleurs un insidieux caractère sinon révolutionnaire, au moins subversif : l'inversion des rôles sociaux, souhaitée par les opprimés : Justin (l'opprimé) fait faire son travail (assez fatigant) par son maître (Boriquet). Au minimum, on est dans la logique carnavalesque, celle du mélange des fonctions sociales.


Le personnage d'Eloi (un domestique au fort accent belge) reprend l'exploitation de la veine "belge" déjà mise à profit dans "Les Pavés de l'Ours". Il sert de faire-valoir au début (confident de Justin), et, de ce fait, joue un rôle essentiel dans la mise à jour de ses perfidies. On regrette d'ailleurs que, pour les besoins de la pièce, le "justicier" comprenne aussi vite de quoi il retourne : visiblement, Feydeau est assez pressé de finir sa pièce quand il a utilisé tous les gags prévus.


Parmi ces gags, il y a bien entendu les changements subits de comportement de Justin quand il est hypnotisé, et agit comme un somnambule. Cela tourne à la farce quand il insulte cruellement sa fiancée ou se comporte comme un singe "des forêts d'Amérique".


Un autre personnage (mineur) est Francine, la soeur de Boriquet; elle sert de confident à ce dernier; elle reçoit quelques vannes relatives à sa situation de vieille fille non mariable. L'aspect social revient de manière intéressante lorsqu'on discute des aspects financiers du mariage en projet : toujours des titres de bourse sur des valeurs plus ou moins fragiles, avec même une allusion au scandale de Panama, d'actualité à cette époque.


Le comique, surtout visuel, rejoint un trame vaguement policière pour donner une pièce qui, au final, oscille entre plusieurs genres sans se décider vraiment.

khorsabad
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le 18 août 2015

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