Dracula
7.7
Dracula

livre de Bram Stoker (1897)

Ce qu’ils nous en ont fait des films sur Dracula...

Même Luc Besson, notre "gloire nationale", après plusieurs graves démêlés avec la justice, n’a rien trouvé de plus original de nous en pondre un cette année. Une autre version d’un Dracula transi d’amour pour la réincarnation de sa dulcinée.

Alors oui, c’est bien gentil de présenter Dracula comme un personnage romantique. La faute à Coppola et à sa superbe adaptation de 1992 qui a popularisé cette vision sentimentale du comte. Beaucoup reprochent d’ailleurs à Besson de plagier la dimension amoureuse du film de Coppola. Ne jurant que par cette dernière référence, ils semblent ignorer que le film de Coppola lui même pompait allègrement sa toile de fond romantique sur un autre film, sorti dix-huit ans plus tôt.

Pour être juste, ce Richard Matheson (le génial auteur de Duel et Je suis une légende) et le réalisateur Dan Curtis qui, dans le téléfilm Dracula et ses femmes vampires de 1974, ont trouvé les premiers cette idée du comte vampire désespérément en quête de son éternel amour, et trouvant en Lucy Westenra (et non Mina Murray, là est la grande différence avec le Bram Stoker’s Dracula de Coppola) la réincarnation de sa dulcinée perdue. Du coup, accorder l’invention du Dracula romantique à Coppola et son scénariste James V. Hart, est une erreur.


Pour ceux qui l’ignorent encore, dans le roman Dracula de Bram Stoker, le personnage-titre n’a rien, mais alors rien d’un vampire amoureux du genre fleur bleue. Lucy Westenra et Mina Murray Harker, il les manipulent, les envoûtent, les possèdent. Mais le Docteur Abraham Van Helsing et son "agence tous risques victorienne" veillent. Et Mina, elle, n’est amoureuse que de son Jonathan. Pas du vampire. À peine manifeste-t-elle un peu de peine pour ce "non-mort" voué à la damnation. On est donc loin de la belle idée d’amour réincarné au centre des films de Dan Curtis et de Coppola (et qu’a repris encore dernièrement Besson).


Publié en 1897, neuf ans après les meurtres du mystérieux Jack l’éventreur, le roman de l’irlandais Bram Stoker fut un grand succès dès sa parution. Et il est resté depuis une figure incontournable de la culture générale : adapté, remaké, réimaginé, parodié... des dizaines de fois tant sur grand écran (Van Helsing avec Hugh Jackman, Renfield avec Nicolas Cage) que sur la petite lucarne (la mini-série netflix Dracula, Penny dreadful, et même Buffy contre les vampires), en littérature (Dracula l’immortel, Anno Dracula) ou en BD (Requiem Chevalier vampire, Je suis légion, Hellsing). Même le Salem de Stephen King est, de l’aveu de ce dernier, une variation 70’s de Dracula.


À la base, l’idée d’un vampire aristocratique aurait pu sembler originale en 1897 si Stoker ne l’avait pas en fait piqué à John Polidori qui, dans sa nouvelle Le Vampire, publiée en 1819, fut le premier à inventer avec son personnage de Lord Ruthwen, le parfait vampire aristocrate aussi séducteur qu’élégant, évoluant sous une apparence noble parmi la haute société de son époque, ceci afin d’assouvir sa faim et ses penchants sadiques sur les jeunes femmes tombant entre ses griffes.

Dracula peut donc se lire comme une modernisation victorienne de la figure vampirique imaginée par Polidori (et Lord Byron) des décennies plus tôt. Le Comte y est décrit comme un vampire tout aussi sophistiqué que cruel.


Écrit sous une forme épistolaire, le roman de Stoker se présente comme une succession de correspondances entre les Harker, Van Helsing, Seward, Holmwood, etc... En plein milieu du livre, nous avons même droit au journal de bord du capitaine du Demeter, le bateau qui transporta le comte de Transylvanie en Angleterre (le chapitre a été adapté depuis en un film Le Voyage du Demeter, sans grande originalité). Il faut en ce sens souligner la particularité méconnue du vampire : sa contrainte de sommeiller dans la terre qui l’a vu naître. D’où la caisse dans laquelle il sommeille durant la traversée du Demeter, une caisse remplie de terre de Transylvanie.


La forme épistolaire avait déjà été utilisée par Mary Shelley en 1818 pour Frankenstein ou le Prométhée moderne (autrement plus passionnant à lire à mon sens que le roman de Stoker). Stoker pousse plus loin l’exercice. Le problème étant que le contenu, un peu longuet, finit parfois par lasser (d’où l’appréciable parenthèse du Demeter).


Si l’on excepte l’absence totale de romantisme du vampire éponyme et le fait que Mina Harker n’a de yeux que pour Jonathan, il est intéressant de voir que le livre rejoint dans l’ensemble le gros du déroulement du film de Coppola. À ceci près que, hors d’un final plus spectaculaire chez Coppola, Dracula ne se rend pas à Londres pour trouver et conquérir le coeur de Mina mais parce qu’il juge que la capitale anglaise, en tant que haut lieu de la révolution industrielle et de l’avant-garde d’une nouvelle ère, sera le point de départ parfait pour une pandémie de vampirisme dont il sera, bien sûr, la source. En ce sens, le Dracula du roman est bien celui qui achète à Carfax chez Coppola, et se rapproche beaucoup de celui de la série Penny Dreadful.

Donc, la Mina Harker, Dracula n’est pas du genre à lui déclamer un poème de Musset.


Incarnation de la tentation sexuelle, de la corruption des jeunes femmes de bonne famille, bref, libérateur de la sexualité à une époque et un pays où la bienséance était de rigueur, Dracula est décrit comme un manipulateur et un prédateur sexuel, qui a au moins le mérite de libérer les femmes du carcan puritain dont elles sont prisonnières. À l’inverse, le "héros" Van Helsing, en réalité protagoniste et narrateur parmi tant d’autres, incarne le conservatisme et la censure religieuse ainsi que le garant de l’ordre patriarcal. Il est le meneur du groupe de héros voulant sauver "leurs" femmes. Mais les sauver de quoi ? Du vampire. Mais pourquoi ? Pour sauver leurs vies ou pour les soustraire à une influence masculine rivale qu’ils ne peuvent tolérer ?


Face à eux, Dracula est une figure diabolique certes, mais aussi un personnage à la fonction de corrupteur et, quelque part, de libérateur. Et encore, peut-on vraiment affirmer sans l’ombre d’un doute que le personnage est entièrement malveillant ?

Certes, tout le roman va en ce sens et l’ensemble des correspondances du livre nous le décrivent, hormis la brève empathie de Mina dans ses écrits, comme le diable en personne. Mais les récits et correspondances ne sont-ils pas cantonnés aux seuls points de vue des personnages qui les ont rédigé, des hommes de science, de religion, de la bourgeoisie, probablement "jaloux" de ce séducteur qui leur dérobe leurs compagnes, les femmes qu’ils sont censées protéger (et "posséder") et que le vil vampire parvient à séduire.

En ce sens, il est intéressant de souligner que si Dracula est un roman épistolaire où les protagonistes présentent chacun par écrit leur version et point de vue sur les événements de l’intrigue, le personnage de Dracula, lui, est le seul qui ne parle pas. Le seul à qui Stoker refuse de pouvoir s’exprimer ne serait-ce que par une lettre, conservant par là-même l’ambiguité sur la nature réellement malveillante ou non du personnage.


En définitive, Dracula peut se lire de deux manières. La première sera la simple lutte manichéenne de héros victoriens voulant sauvers leurs belles d’un monstre aussi séduisant que mal-intentionné. La seconde sera d’y déceler le sous-texte d’une société patriarcale qui lutte contre l’arrivée d’un tentateur mettant en péril tous le fondements sexistes et patriarcauts auxquels se plient leurs femmes. Un danger pour l’humanité mais surtout pour l’hégémonie masculine dictant ses droits au beau sexe. Subversif pour son époque, même si peu de gens n’avaient su alors lire entre les lignes, faute de recul. Matheson, Curtis puis Coppola l’ont par la suite bien compris. Dracula n’est peut-être pas "seulement" méchant. En l’absence du point de vue du vampire dans l’histoire, il était aisé pour Stoker d’en faire le redoutable antagoniste dont la nature surnaturelle contrastait parfaitement avec cette époque où la rationalisation s’apprêtait à prendre le dessus, tant dans les esprits scientifiques que dans les ouvrages de littérature. Pas étonnant donc que le mythe du personnage ne se soit jamais éteint et perdure plus d’un siècle après sa création.


Pour les plus curieux, ils pourront prolonger l’expérience de lecture avec la nouvelle L’Invité de Dracula du même auteur. À l’origine écrit comme le premier chapitre du roman, Stoker aura décidé de le mettre de côté avant qu’il ne soit publié en 1914, après la mort de l’auteur, sous forme de nouvelle. Un chapitre isolé, comme une sorte de scène coupée avant l’heure en fin de compte.

Buddy_Noone
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le 12 août 2025

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