"Enfant de salaud."
Voilà comment un grand-père qualifie son petit-fils.
Une expression à prendre au sens le plus strict : l’enfant d’un salaud.
Le grand-père va plus loin : pendant la guerre, le père du narrateur « était du mauvais côté ».
Devenu adulte, cet enfant, le narrateur du roman, ne peut que s’interroger sur ce qui lui a valu cette dénomination.
Nous sommes en 1987. Le narrateur a 35 ans. Et il a pris sa décision : il veut savoir ce que son père a fait pendant la guerre et l’Occupation.


Si cette décision arrive à ce moment précis, ce n’est absolument pas un hasard. Le narrateur, chroniqueur judiciaire pour un grand quotidien national, est à Lyon pour couvrir le procès de Klaus Barbie (c’est là que se trouve le caractère de reconstruction romanesque des événements par Chalandon : en réalité, l’auteur n’a appris ce que son père avait fait que tout récemment, bien après le procès, après même la mort de ce père). Cela lui permet de se replonger dans cette France de l’Occupation et de la collaboration. Dans le chapitre qui ouvre le roman, le narrateur va visiter la maison des enfants d’Izieu, une colonie dans l’Ain, dans laquelle plusieurs dizaines d’enfants juifs étaient cachés. Mais en avril 1944 des soldats de la Wehrmacht et des agents de la Gestapo arrivent et raflent tous ceux qu’ils trouvent, enfants comme adultes. 44 enfants et 7 adultes seront déportés. Il n’y aura qu’une seule survivante.
Cette ouverture donne vite le ton du nouveau roman de Sorj Chalandon. En aucun cas le romancier ne va sombrer dans le pathos, et ce malgré la lourde charge émotionnelle des faits qu’il va relater (que ce soient des faits familiaux ou historiques). Pour décrire les événements tragiques liés à l’action de Klaus Barbie comme dirigeant de la Gestapo à Lyon, il choisit la sobriété. Et c’est sans doute pour cela que l’émotion est finalement aussi forte : parce que l’écrivain se met pudiquement au service de ce qu’il raconte ici. Parce que, par la sobriété de son écriture, il met en avant les témoignages des survivants. Et c’est la succession de ces histoires personnelles d’individus arrêtés, humiliés, torturés qui va tout à la fois constituer une partie essentielle du roman, et en même temps servir de cadre aux recherches que le narrateur va mener sur son père.
Car Sorj Chalandon imbrique les deux sujets. Les chapitres sont alternés : le procès de Barbie, l’enquête sur son père. Et cela correspond finalement à une faon d’aborder l’histoire, non pas par les grands discours, par les leçons magistrales, mais par la vie des individus qui la font ou, plus souvent, la subissent.


La quête de vérité est un des thèmes majeurs du roman. Dans le contexte familial, rechercher la vérité s’avère essentiel pour le narrateur. Pour savoir comment se situer dans l’histoire familiale. Pour construire une image stable d’un père qui n’a jamais été prodigue en révélations sur son passé.
Or, l’image qui va resurgir, finalement, c’est celle d’une vérité impossible à atteindre. Le père du narrateur s’avère être un personnage fuyant. Dès le début, il avoue s’être engagé dans une des milices nationalistes qui ont soutenu les Nazis. Il dira même être parti volontairement sur le front russe, puis avoir protégé le bunker de Hitler lors de la bataille finale de Berlin. Mais les recherches menées par le narrateur vont briser ce mythe et laisser le protagoniste dans une plus grande incertitude encore. Qui était son père ? Qu’a-t-il fait ? Le fait même que le père cache les événements et mente aussi ouvertement paraît troublant : qu’est-ce qui se cache derrière ? Qu’est-ce qu’il n’ose pas avouer ?
Ce père qui ne se laisse pas saisir est donc mis en parallèle avec Barbie lui-même, un Barbie lui aussi fuyant, refusant d’assister au procès, ne se trouvant dans la salle d’audience que les rares fois où il y sera amené de force sur ordre de la cour (de fait, face aux multiples mensonges de son père, c’est aussi par la force que le narrateur essaiera de l’interroger pour connaître la vérité). C’est toute un image du refus du passé qui se dessine dans l’attitude des deux hommes. Un passé qui n’est pas renié, mais qui ne doit pas être exposé. Un passé qui doit rester dans l’ombre.
Le parallèle va encore plus loin : c’est à une forme de quête judiciaire que se livre le narrateur. Une quête dont le but est de savoir de quoi son père était accusé exactement. Pourquoi a-t-il fait un an de prison à la Libération (sentence trop faible s’il avait réellement collaboré avec les nazis contre la France) ?


Enfant de salaud est aussi un roman qui sait mêler histoire et mémoire. L’histoire familiale du narrateur rejoint l’Histoire. D’un côté, le parcours personnel chaotique d’un jeune homme déstabilisé sous l’Occupation. De l’autre, les activités du « Boucher de Lyon » comme symboles de ce que fut l’Occupation : rafles, tortures, déportations… Et Chalandon met en lumière à la fois l’utilité de ce travail de mémoire, qu’il soit personnel ou national, mais aussi les difficultés rencontrées.
Le procès, comme la quête de vérité du narrateur, sont avant tout des moments d’expression de la vérité. Finalement, ce que le narrateur reproche à son père, ce n’est pas tant son attitude pendant la guerre, mais les silences et les mensonges qui ont suivi. Ce que cherche le narrateur, c’est bel et bien un aveu de son père, une reconnaissance, un dialogue franc et ouvert sur ce qui s’est passé alors.


Une quête semée d’embûches, puisque, à chaque fois que le narrateur croit comprendre quelque chose, l’attitude de son père sous l’Occupation va encore le déstabiliser. L’image qui se dessinera finalement sera celle d’un jeune homme qui a changé d’uniformes pas moins de quatre fois, passant des milices aux Francs-Tireurs Partisans. Un homme qui maîtrise l’art de la fuite, pourchassé pour désertion aussi bien par l’armée française que par l’administration allemande. Un homme qui, quarante ans plus tard, fuit encore (sauf que c’est son fils qu’il fuit maintenant).


De la justice, Chalandon a aussi retenu l’aspect théâtral. Le procès est aussi montré comme un spectacle, dans lequel Barbie joue plusieurs rôles (d’abord le rôle de l’erreur judiciaire, employant le nom sous lequel il se cachait en Amérique du Sud, puis le rôle de celui qui ne reconnaît pas l’autorité du tribunal, préférant ne pas participer au procès). Son principal avocat, le célèbre Jacques Vergès, fait aussi l’acteur, faisant mine d’ignorer les témoignages, sa cachant derrière ses dossiers, etc.
À ce jeu, le père du narrateur a également un talent certain. Acculé, il improvise toujours une nouvelle version de ses aventures, cherchant parfois ouvertement à choquer. Ainsi, les commentaires qu’il fait à la sortie des audiences du procès Barbie, reproduisent-elles sincèrement ses pensées ou ont-elles simplement l’intention de choquer ce fils ? Le père ne s’enferme-t-il pas sciemment dans ce rôle de soutien aux ex-occupants, alors que la réalité de ses actions à l’époque n’était pas uniquement orientée dans ce sens ?


Enfant de salaud est un roman magistral. Par son écriture ciselée, parfaitement travaillée, par l’intelligence avec laquelle Chalandon aborde des sujets complexes, par cette finesse qui lui permet de ne pas sombrer dans le pathos (ce qui rend le roman d’autant plus émouvant), l’auteur nous bouleverse littéralement.


[article à retrouver sur LeMagDuCiné]

SanFelice
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le 27 sept. 2021

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