Le lecteur, tout comme le héros Eric Sanderson, tombe dans un engrenage qui fut mis en branle bien avant la première page du roman. L'amnésie d'Eric, scénaristiquement bien pratique, va l'amener à découvrir par petites touches successives l'homme qu'il était jadis et qu'il ne redeviendra jamais. Des lettres de ce premier Eric l'avertissent bientôt: il existe un monde vivant constitué par le réseau océanique des informations humaines. Une sorte de noosphère grouillant de bestioles conceptuelles faites d'impressions, d'idées, de lettres. Et le roi de toutes ces saloperies, c'est le ludovicien. Un prédateur mémoriel à la fringale un tantinet obsessionnelle et qui a presque entièrement dévoré les souvenirs d'Eric. La prochaine attaque du squale idéel risque bien de réduire à néant notre (z)héros.
Ce début de roman m'a paru tout à fait passionnant. La menace est suffisamment originale pour obliger le lecteur à maintenir son attention éveillée, à décrypter les lois qui régissent cet abyssal monde conceptuel. Il faut un peu s’accrocher mais tout reste compréhensible et les explications sont apportées au héros - et au lecteur - d'une façon fluide et bizarrement très naturelle. J'y croyais. La structure du procédé s'efface au profit d'une passionnante visite guidée d'un monde exotique, jonglant avec les métaphores et les possibilités du langage. Mon genre de came.
A coté de ces éléments plutôt ludiques, il y a une histoire d'amour qui troque un potentiel côté sirupeux contre la gouaille bon enfant d'un duo électrique (Eric et sa meuf donc, pour ceux qui ne suivent pas). Vous savez, ce moment où on a déjà dépassé la phase de la séduction et où on se permet de péter au lit en tournant nos effusions intestinales à la rigolade. Et, au milieu de deux prouts, on se fend d'un "je t'aime" qui, inexplicablement, sonne plus juste qu'une déclaration identique dans un contexte shakespearien.
Sauf que ladite meuf a disparu. Pour de bon. Ad patres. Elle est morte quoi. Voilà. Mais en retrouvant son passé, il se pourrait bien qu'Eric ramène aussi sa belle à la vie...
Mon Dieu, que tout cela est palpitant ! Alors qu'est-ce qui coince ? Et bieeeenn... Bah, on va se l'avouer, les deux cents dernières pages (sur cinq cents) tournent un peu en rond. Je dirais même que le concept s'épuise tout doucement jusqu'à une conclusion ouverte mais qui ne l'est pas autant qu'elle cherche à le faire croire. En gros, on comprend assez facilement ce qui arrive, mais on ne comprend pas franchement comment ça arrive. A force de tout conceptualiser, en se retrouve avec une conclusion éthérée qui ne manque pas d'intérêt mais que j'ai trouvé personnellement assez frustrante. Ce qui ne serait rien si les deux cents pages précédentes ne s'étaient pas à ce point étirées en longueur.
Malgré tout, on a affaire à un très bon premier roman, intriguant, amusant et même assez touchant lorsqu'il se risque à parler du deuil. L'auteur sait mélanger les styles pour se faire, nous faire plaisir. Sans être une priorité absolue, *Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde* est une lecture conseillée aux amoureux de transfictions et autres chemins de traverse littéraires.