Il n’est pas si simple de percevoir à la première lecture la profondeur d’Être sans destin. Il a frappé par son principe : le narrateur est un adolescent de 15 ans (proche de l’auteur, bien que le nom et plusieurs détails soient changés) qui raconte son passage à Auschwitz et à Buchenwald avec, donc, un regard d’adolescent. Il n’arrive pas au camp, comme Primo Lévi ou Robert Antelme, avec un bagage philosophique qui lui permet une analyse de ce qu’il perçoit et ressent. Il n’y a pas de réflexion sur l’humanité, le mal, l’horreur, l’enfer : juste un récit très précis de l’expérience vécue ou, justement, de l’impossibilité de dire autre chose que les menus détails de « choses vues », ne formant pas clairement une « expérience » qui appartiendrait à l’individu, dépossédé de son être et de son destin.


Kertész a, dans d’autres textes, donné beaucoup de clefs pour comprendre son écriture, notamment dans la première partie du Refus (le refus en question est celui de l’éditeur hongrois à qui il a proposé Être sans destin) et surtout l’incroyable Journal de galère, où se trouvent les réflexions accompagnant la genèse et l’écriture de ses premières œuvres. L’essentiel, qui lui a demandé le plus de travail (l’écriture s’échelonne sur dix ans), est l’absence d’ellipse dans le récit. Le narrateur avance pas à pas, on le suit dans chaque étape de son périple de Budapest à Auschwitz et Buchenwald, puis à nouveau à Budapest, sans qu’apparaisse de vide temporel. Cela entraîne une première difficulté de lecture : la foule de détails est immense, il s’agit de rendre un compte-rendu clinique du passage en camp de concentration, sans rien de « romanesque » au sens traditionnel. Kertész explique, dans Le Refus, qu’il a notamment voulu rompre avec les récits traditionnels des passages en camp de concentration, représentés pour lui par Le Grand Voyage de Jorge Semprun, avec l’attirail du « voyage en enfer », l’intertexte de Dante, etc. Auschwitz est pour lui un phénomène nouveau, qui nécessite une littérature nouvelle (et même, in fine, une culture nouvelle, -voir à ce sujet L’Holocauste comme culture).


Il s’agit donc de faire un livre qui soit entièrement dérangeant pour le lecteur : pas d’intertextes traditionnels, pas de grandes métaphores du camp en enfer, et, surtout, pas de narrateur avec qui ressentir de l’empathie. Le narrateur, en effet, donne un compte-rendu minutieux, apparemment sans aucune émotion. Il est, finalement, comme Meursault dans L’Etranger de Camus, ou K. dans les récits de Kafka (ce sont les deux grandes références de Kertész dans ses journaux et essais) : il lui arrive des choses autour de son complet vide intérieur. Bien souvent, il ne comprend rien. Il y a par exemple ce passage bien connu sur le « beau camp de concentration » ; celui où il se demande si le SS qui lui fait porter des charges lourdes n’a pas finalement de bonnes intentions ; celui où son camarade est envoyé en chambre à gaz, à l’arrivée à Auschwitz, sans que cela provoque chez le narrateur la moindre émotion. Toute émotion est strictement rejetée ; la narration interne, comme dans L’Etranger, ne donne pas accès à une vie intérieure, et cela a un effet dérangeant.


Tout cela est lié à une théorie intellectuelle, proche de l’absurde de Camus, que Kertész réemploie dans le cadre concentrationnaire. L’individu est entièrement dépossédé de tout, y compris de sa vie intérieure, de sa liberté comme de son destin. Le pire étant, comme dans Le Procès de Kafka, que la victime se sent coupable : le narrateur, finalement, sent qu’il a participé à la déportation, au camp, il a participé à cette Histoire. (On notera, en passant, le jeu que Kertész fera plus tard, dans Le Dossier K., entre le K. de Kafka et K. de Kertész : Kertész semble se penser comme K. passé à Auschwitz.) C’est ce qu’il essaiera d’expliquer à sa famille à la fin du récit, provoquant le scandale général. Il ne s’agit pas de la culpabilité du survivant, mais bien de la culpabilité du vivant, de la « honte d’être un homme » dont parlent Lévi et Deleuze.


Le plus frappant, dans ce livre, ce qui en fait à mon avis un chef-d’œuvre à avoir absolument lu, ce sont ses cinquante dernières pages. Finalement, les deux cents pages centrales, consacrées à l’univers concentrationnaire, nous sont bien connues : nous les avons vues et revues en cours d’Histoire. C’est la fin du récit qui nous donne sa clef, ou plutôt son refus de nous donner des clefs, et nous fait entrer dans des abîmes de réflexion.


Les cinquante dernières pages sont consacrées au retour en Hongrie. Le narrateur, en tenue concentrationnaire, amaigri et convalescent du typhus, revient en train à Budapest. Il est d’abord arrêté par un contrôleur qui lui demande son billet, scène effarante d’humour noir (comme il y en a beaucoup chez Kertész). Il a ensuite trois rencontres qui lui feront raconter son histoire, qui sont trois échecs cuisants. La première est avec un homme qui lui demande s’il a réellement vu les chambres à gaz. Le narrateur répond qu’il a vu l’extérieur, les fumées, qu’il sait ce qui s’y passait, mais qu’il n’a pas été à l’intérieur, ou alors ne serait pas là pour en parler. L’homme prend un air pensif et répète « Vous n’avez pas vu l’intérieur des chambres à gaz, vous n’êtes donc pas sûr ». On a là, déjà, tous les ingrédients du négationnisme, et en fait de tout complotisme.


La deuxième rencontre est celle d’un journaliste, qui l’écoute longuement, et souhaite faire des articles dans la presse communiste (la Hongrie se dirige en effet vers le stalinisme) pour montrer l’horreur passée et faire rêver aux lendemains qui chantent, désormais, sous l’ère communiste. Le narrateur refuse. La dernière rencontre est celle des survivants de sa famille, qui insèrent déjà la Shoah dans le grand récit des persécutions vécues par les Juifs et dans la future construction d’Israël. Le narrateur refuse également, et affirme sa propre perception personnelle (et non historique) de son vécu concentrationnaire. Il explique sa théorie de la participation de la victime au crime, provoquant la colère de toute sa famille. Comprenant son infinie solitude, il termine par sa provocation devenue célèbre (ce sont les toutes dernières lignes) : « Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrai parler la prochaine fois qu'on me posera des questions. Si jamais on m'en pose. Et si je n'ai pas moi-même oublié. »


Il s’agit là d’une revendication radicale de la place du témoin. Le témoin qui écrit n’a pas à intégrer son « expérience » (ou plutôt son « inexpérience », puisqu’il n’y a rien eu de positif dans ce vécu) dans une quelconque histoire, ou un quelconque récit, qui sont des manières de nier l’individu. Paradoxalement, en montrant l’individu écrasé, Kertész revendique ce qui lui semble être le seul espace de liberté, si on peut utiliser ce mot, gagné à force d’ascèse de la littérature traditionnel et des schèmes habituels de compréhension du monde : l’écriture brute, dérangeante, flirtant souvent avec l’humour noir. Comme il le dit dans son discours de réception du Nobel, « Auschwitz a mis la littérature en suspens » (notons que Catherine Coquio en a tiré un magnifique livre, La Littérature en suspens) : l’écriture ne nous rendra probablement pas libre, elle ne permettra pas de surmonter l’expérience vécue, elle est là simplement pour marquer qu’Auschwitz a existé et, plus grave, qu’Auschwitz recommence (pensée profonde que Kertész répète souvent, et sur laquelle il serait trop long de s’appesantir ici). L’écriture n’est pas un bien, elle permet de commencer à prendre la mesure de ce que nous avons perdu, c’est-à-dire rien de moins que la culture occidentale, et de recommencer, peut-être, une nouvelle culture. Tout le reste de son œuvre va vers ce travail, probablement le plus important, en termes intellectuels, pour nous contemporains.

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le 14 sept. 2019

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