La cause des femmes justifie-t-elle la violence ?

Une tradition huit fois centenaire s’est éteinte dans les dernières décennies : celle du béguinage, née au XIIe siècle sous l’impulsion de femmes désireuses de vivre, ni épouses, ni moniales, affranchies de toute domination masculine. Persécutées parfois tant leur prétention à l’indépendance suscita d’inquiétude et de réprobation au cours des siècles, les béguines ont subsisté jusqu’à l’époque moderne, où l’on vit encore des femmes de tous âges et conditions se rassembler en communautés pour y vivre de leur entraide. Il n’en existe plus aujourd’hui, mais elles ont inspiré à Sophie Pointurier une histoire contemporaine, où, plus que jamais, la liberté des femmes se conquiert de haute lutte.


Elles étaient quatre, chacune avec leurs raisons de souhaiter changer de vie, à l’écart des hommes et de leur force coercitive. Une petite annonce proposant à la vente un hameau à retaper au fin fond du Tarn leur avait offert l’opportunité de leurs rêves. Alors, s’inspirant d’autres exemples avant elles, elles avaient entrepris d’y créer une communauté de femmes, ouvertes à toutes celles qui éprouvent le besoin de retrouver une forme de liberté, de se réinventer en s’appuyant sur leur sororité, loin du cadre encore très masculin de la société ordinaire. Mais on ne tourne pas si aisément le dos au monde, ou plutôt le monde ne vous laisse pas si facilement le tenir à l’écart. Cela commence par des clôtures pour préserver vos moutons de gestes malveillants et cela s’achève le fusil entre les mains, puis les menottes aux poignets au commissariat du coin. La narratrice doit répondre du meurtre d’un homme. A son récit de l’emballement des événements se mêlent ses réminiscences de tout ce qui, depuis la naissance de leur projet, les a menées au drame.


Epouses battues tentant de s’extraire de la violence, lesbiennes souhaitant vivre en paix, révoltées libertaires ou femmes simplement lasses de se heurter constamment à des parois pas uniquement de verre : que l’on s’identifie ou pas aux aspirations des personnages, que l’on approuve ou pas leur manière de s’y prendre, et surtout peut-être parce que, justement, l’on aura sans doute un peu de mal à ne pas voir certaines comme des originales quand même loufoques sur les bords, il apparaît bien vite évident que l’utopie de ces femmes ne parviendra pas plus à les préserver que leur vie en société. Le drame étant annoncé dès les premières lignes, tout le suspense du récit provient du désarroi de la narratrice, qui, dans la confusion ambiante, tente de reconstituer et de s’expliquer ce qui vient de se passer, l’inscrivant dans la continuité d’un enchaînement de circonstances que l’on découvre peu à peu.


La marginalité dérange, et comme la jungle ne renonce jamais à reprendre ses droits sur une zone défrichée, la société encore patriarcale a beau jeu de vouloir effacer cette « lubie » de femmes, que, les préjugés aidant, elle a vite fait de considérer comme forcément subversive. Preuve en est qu’elles avaient des fusils, qu’elles savaient s’en servir et qu’elles ont tué un homme, même si les deux premiers points sembleraient tout à fait naturels chez des ruraux et chasseurs masculins, et même si, peut-être, il y a eu en partie légitime défense, en tout cas, décision de se faire justice soi-même parce que, sur ce plan, plus rien n’était à attendre du côté des hommes. Loin d’idéalisations, les personnages féminins de Sophie Couturier apparaissent dans toutes leurs ambivalences, avec leurs limites et leurs faiblesses, à la fois fortes dans leur détermination, naïves et maladroites dans certaines de leurs actions, mais tellement désespérées et poussées à bout que prêtes à tout – sur ce point, l’auteur n’hésite pas à forcer le trait pour mieux troubler le lecteur.


Voici un livre fortement dérangeant, où, parce qu’il leur est autant impossible de trouver leur place au sein qu’aux marges de la société, des femmes se retrouvent en totale rupture avec la loi et la moralité, acculées à des gestes non dénués d’une certaine barbarie. Très sombre constat – désespéré ou provocateur ? – que celui de la nécessité d’une rébellion violente pour faire valoir le droit des femmes.


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le 23 août 2023

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