« Feu et sang », partie 1, de George R.R. Martin : quand un monde éclaire la nuit

Ayant déjà dévoré tous les livres du monumental projet composant « Le trône de fer » et étant frustré comme beaucoup de devoir attendre la suite depuis 2014 (sans pour autant bouder mon plaisir devant la série télévisée qui m’a globalement enchanté, même si, comme beaucoup, j’ai été un peu déçu par ses deux dernières saisons, moins par l’histoire en elle-même, d’ailleurs, que par la manière un peu expéditive dont elle nous a été servie…), j’ai d’abord trouvé suspect la parution de « Feu et sang » en 2018, ne pouvant pas m’empêcher de me demander ce qui poussait George R.R. Martin à aborder les origines de son œuvre sans avoir eu la délicatesse de la terminer. Pour parler clair, je lui en voulais. Cela dit, je n’ai pas pu résister et j’ai fini par l’acheter avant de me reprocher ma faiblesse et finalement reléguer ces deux tomes sur une de mes étagères. Une fois calmé et ma curiosité reprenant au bout du compte le dessus, je viens juste d’achever la première partie et peux donc vous expliquer pourquoi j’ai eu tort de déprécier ce livre.


Il est vrai qu’au-delà de mes a priori déjà exposés, je craignais également de me confronter à cette somme considérable de pages constituant plus une chronique historique d’un monde onirique qu’un roman au sens classique, avec des personnages bien établis et une narration respectant les codes de la dramaturgie (vous les connaissez sans doute : le déséquilibre de départ, les questions soulevées auxquelles l’intrigue devra se charger de répondre tout en alimentant le suspense et enfin le climax libérateur juste avant le retour en eaux calmes). Pourtant, il m’arrive souvent de sortir des sentiers battus et je sais que le plaisir de lecture peut tout à fait surgir dans des œuvres qui parviennent à casser ce carcan avec brio, l’histoire littéraire de ces dernières décennies peut en témoigner. Cela dit, je continuais à méjuger « Feu et sang » en considérant que son auteur avait visé un coup commercial, des ventes assurées grâce au succès préalable du « Trône de fer » tout en tentant de se hisser au niveau de Tolkien avec son « Silmarillion » (un livre qui m’avait un peu moins convaincu que le « Seigneur des anneaux », malgré son ambition et le souvenir encore vivace de certains passages épiques…). Je profite donc de cette chronique pour présenter mes excuses à George R.R. Martin, car j’ai été littéralement téléporté à Westeros dès les premières pages de « Feu et sang », et ceci pour ma plus grande joie. Loin de constituer un effet repoussoir, la multiplication des personnages, les récits entrecroisés, l’ampleur de la période abordée et la taille gigantesque de son terrain de jeu se mesurant à l’échelle continentale (avec ses marges incertaines), n’ont fait que susciter ma curiosité et, une fois lancé, je n’ai eu de cesse de me replonger dans ce livre pour l’étancher, parvenant à l’achever à une vitesse indécente (et peut-être même irrespectueuse vis-à-vis de la somme de travail consentie par l’auteur pour nous offrir cette nouvelle pépite). À tel point que j’ai décidé de me sevrer quelque temps avec d’autres romans avant d’entamer la deuxième partie. Cet aveu partagé, une seule question vaut la peine d’être posée : par quel miracle ce titre a-t-il réussi à sublimer des sensations déjà éprouvées à la lecture du « Trône de fer » ?


La réponse n’est pas simple… Et comme toujours, la qualité d’une œuvre réside certainement dans l’alchimie équilibrée de ses ingrédients.


Dans un premier temps, abordons la forme, car « Feu et sang » se présente comme un livre d’histoire intradiégétique (un grand merci à « Babar des bois » pour cette précision !) : cette chronique existe donc dans le monde du Trône de fer où elle a été rédigée par Gyldayn, un archimestre de la Citadelle. Ainsi, ce récit n’offre que le point de vue d’un historien sur les évènements passés, ce qui permet à son auteur authentique, George R.R. Martin, de souligner des manquements, proposer des interprétations en admettant que la vérité reste difficile à cerner, voire dessiner en creux la personnalité même de celui qui raconte, d’ailleurs non dépourvue d’un certain humour, le tout exprimé dans un style un peu désuet tout à fait cohérent avec l’identité de son rédacteur fictif… En outre, on peut toujours imaginer que des écrits postérieurs seront susceptibles de préciser, d’approfondir, voire au contraire de contredire ce travail, permettant ainsi à George R.R. Martin de se libérer du carcan de cet ouvrage s’il en éprouve la nécessité. Grâce à lui, il fait également cadeau à ses lecteurs d’un jeu consistant à rechercher des discordances entre ce mémoire et d’autres à venir ciblant les mêmes périodes, la confrontation des différentes versions pouvant servir à traquer la vérité. Je pense que certains s’en amuseront, ce qui nous promet la tenue de nombreux conciles à ce sujet ! Bref, vous l’avez compris, j’ai été séduit par ce dispositif original qui a facilité mon immersion dans cette odyssée.


Bien entendu, il s’ajoute à d’autres points forts et en premier lieu la qualité des personnages évoqués dont certains me paraissent dignes des plus grands récits mythologiques. Je ne les citerai pas tous ici, mais j’ai été marqué évidemment par Aegon Ier et sa conquête, son rapport complexe à ses deux sœurs et épouses Visenya et Rhaenys, leur trio formant l’emblème des Targaryen, le dragon à trois têtes. Le développement de son fils Maegor (le cruel) est également particulièrement réussi, de même que celui, plus classique dans la représentation donnée du « bon roi », de son neveu Jaehaerys (le conciliateur) et de la reine Alysanne dans son pendant féminin. Cela va de soi, à côté de ses monarques, de nombreux personnages secondaires valent le détour et je pense notamment à Meria Martell, la vieille princesse de Dorne surnommée « le crapaud jaune », Rogar Barathéon, colosse émérite à la hache, Alaric Stark et son caractère bourru, le septon Barth et ses conseils avisés, Rego Draz le Grand Argentier venu des cités libres pour remplir les caisses du royaume, etc. J’arrête là, car la liste pourrait certainement encore s’étendre sur bien des pages, presque autant que celles composant cet ouvrage…


Et puis, bien sûr, il y a l’Histoire constituée d’une multiplicité de récits enchâssés qui se nourrissent les uns des autres au fil du temps pour dessiner le véritable sujet de ce livre, finalement son personnage principal et le seul qui compte, le monde de Westeros. Car là réside le projet de George R.R. Martin, se métamorphoser en Dieu pour nous offrir la contemplation d’un univers engendré par son esprit. À ceux qui moquent son ambition, questionnent les raisons qui le poussent à mobiliser tant d’efforts dans cette création et se demandent dans quels buts il nous la propose, je réponds que le simple plaisir éprouvé à la découvrir pourrait déjà suffire à la justifier. Cela dit, elle ne se limite pas à ça. Non, en nous racontant la résistance de Dorne, les luttes de pouvoirs qui secouent la maison Targaryen comme celles qui conduisent ses concurrentes à lui disputer le trône, les interrogations autour de la meilleure manière de gouverner, de manipuler les foules, d’utiliser ou non la peur pour soumettre ses ennemis et le peuple, notamment par l’utilisation excessive ou appropriée de la puissance des dragons, le conflit entre la Foi et le roi (dont on connaît ensuite les derniers soubresauts dans le « Trône de fer »…), les enjeux moraux et leurs rôles dans la gestion des affaires des hommes, tous ces thèmes et bien d’autres sont explorés à travers « Feu et sang » et constituent donc le véritable sel de ce récit, son intérêt supérieur, tout comme ils étaient et sont toujours au cœur de la saga principale. Alors non, cette lecture ne se limite pas à une simple évasion. Elle me paraît bien plus essentielle !


Noiraucarre

StéphaneFurlan
9
Écrit par

Créée

le 3 juin 2021

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