Une tribu de français échoués dans Londres

Bonjour à tous,

Cette fois-ci, je m' attaque à un autre livre de Céline : Guignol' Band. Ce livre est génialissime pour qui est adepte de Céline, les néophytes auront beaucoup de mal et ce livre leur tombera des mains, à mon humble avis.... Pas facile de commencer par ce livre quand même.

De quoi parle ce livre ? Et bien, c' est difficile de le résumer. Vraiment. Je dirais seulement que le récit se déroule à Londres, entre 1915 et 1916. Ferdinand, réformé, fréquente la pègre et particulièrement Cascade, un maquereau français. Le roman expose les rivalités entre prostituées et souteneurs. Il dévoile également un personnage très célinien, Sosthène de Rodiencourt, illuminé mystique, qui n'est pas sans rappeler le Courtial de Mort à crédit....

Guignol's Band, troisième roman de Céline, occupe une place particulière dans le corpus romanesque. En projet depuis 1936 (après Mort à crédit), la première partie est publiée en avril 1944, à l'approche de la libération. Cette publication s'effectue dans l'urgence, comme le révèle Céline dans la préface :

" Lecteurs amis, moins amis, ennemis, Critiques ! me voilà encore des histoires avec ce Guignol's livre I ! Ne me jugez point de sitôt ! Attendez un petit peu la suite ! le livre II ! le livre III ! tout s'éclaire ! se développe, s'arrange ! Il vous manque tel quel les 3/4 ! Est-ce une façon ? Il a fallu imprimer vite because les circonstances si graves qu'on ne sait ni qui vit ni qui meurt ! Denoël ? vous ? moi ?... J'étais parti pour 1200 pages ! Rendez-vous compte ! ". Cette préface de Céline, à elle seule, mérite le coup d' oeil. C' est une préface féroce et hilarante à la fois. Ca tient du génie, selon moi....

Lisez le début seulement :

" Braoum ! Vraoum !... C'est le grand décombre !... Toute la rue qui s'effondre au bord de l'eau !... C'est Orléans qui s'écroule et le tonnerre au Grand Café !... Un guéridon vogue et fend l'air !... Oiseau de marbre !... virevolte, crève la fenêtre en face à mille éclats !... Tout un mobilier qui bascule, jaillit des croisées, s'éparpille en pluie de feu !... Le fier pont, douze arches, titube, culbute, au limon d'un seul coup ! La boue du fleuve tout éclabousse !... brasse, gadouille la cohue qui hurle étouffe déborde au parapet !... Ça va très mal... "

Ou encore cet extrait sur la quatrième de couverture :

" On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans les salades qu'étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient...Et toujours elles ont recommencé...Rappelons-nous! ".

Je ne vais pas multiplier les exemples, même s' ils ne manquent pas. Ce livre est génial !!! La particularité de Guignol's réside dans le renouveau du style. La phrase est disloquée, pour laisser place aux onomatopées, aux envolées lyriques, à la vision hallucinée qu' a Céline de la société, des lambeaux de mots tiennent lieu et place de figures oniriques. La construction classique des phrases est rejetée de manière absolue. Il innove véritablement dans le renouveau du langage. Guignol's Band est aussi le roman de Céline, sans aucun doute, le plus drôle. Ce livre tient du rêve. Il faut seulement se laisser embarquer dedans..... En accpeter les contraintes, et on est parti pour une épopée hallucinée, en plein coeur de Londres, dont peu d' écrivains, à ma connaissance, peuvent se targuer.... Lire Céline est comparable, excusez le rapprochement, à un orgasme langagier. C' est un véritable délice que de lire Céline, de se retrouver embarqué, malgré soi, dans les pérégrinations du personnage de Ferdinand. C' est unique et fantastique !! Uniuqe, au sein de la Littérature, et tellement jouissif !! "Guignol's band" est écrit dans un style argotique, télégraphique, qui peut pousser au suicide les bons messieurs de notre chère Académie Française.... La langue vit sous nos doigts, elle bouge, elle n' est plus aplati par le style écrit, par la page, elle gonfle, devient ample, grisante, etc... C' est un vrai bonheur de lecture, pour moi !!

Guignol's Band apparaît comme une œuvre charnière. Contant la suite des tribulations de Ferdinand Bardamu, devenu tout bonnement Ferdinand, elle s'inscrit dans le sillage de Mort à crédit. Simple succession de scènes relatées au présent, elle est davantage une chronique qu'un roman, annonçant en cela les ouvrages ultérieurs.

Un Céline un peu moins glauque, plus ou moins apaisé, souvent nostalgique, comme dans ce passage où il regarde les enfants s'amuser dans les jours rarement ensoleillés de Londres : "Je me souviens tout comme hier de leurs malices, de leurs espiègles farandoles le long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim. Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil ! Misère ! Vous vous élancerez toujours pour moi, gentiment à tourbillons, anges riants au miroir de l'âge, telles en vos ruelles autrefois dès que je fermerai les yeux". Ferdinand, le prudent toujours fourré dans des situations imprudentes, est à Londres, cette fois, dont l'ambiance est parfaitement rendue ! Les quais, les ruelles, toutes les brumes, les vapeurs, les tavernes fréquentées par les marins, losers, maquereaux et autres ivrognes, on y est ! J'aime bien les impressions de Céline vis-à-vis de tout ce qui l'entoure, ça donne des pages incroyables où des parcs, des bâtiments, des individus, des marchandises sur les quais semblent tout droit sortir d'un délire psychédélique, on dirait parfois qu'il va manquer de place sur les pages pour contenir toute la cohue, les débordements... les géniales envolées céliniennes !

Un livre qui, une fois de plus, comporte son lot de bagarres, d'injures, de portraits déjantés grotesques, haut en couleur - comme on n'en rencontre que dans les rêves et les cauchemars ! - de situations totalement guignolesques - le roman portant très bien son titre - et son lot de souffrances, celles qui comblent les hôpitaux par exemple. Pour ça il y a de sacrées visions : "Il y avait des drôles de bouilles, des difficiles d'imaginer comme croulures finies, qui duraient pourtant emmerdeurs des mois et des mois... des années certains, il paraît... qui s'en allaient par portions comme ci comme ça, un jour un oeil, le nez, une cou*lle et puis un bout de rate, un petit doigt, que c'est en somme comme une bataille contre la grande mordure, l'horreur qu'est dedans qui ronge, sans fusil, sans sabre, sans canon, comme ça qu'arrache tout au bonhomme, que ça le décarpille bout par bout, que ça vient de nulle part, d'aucun ciel, qu'un beau jour il existe plus, complètement écorché à vif, débité croustillant d'ulcères, comme ça à petits cris, rouges hoquets, grognement et prières, et supplications bominables. Ave Maria ! Bon Jésus ! Jésous ! comme sanglotent les Anglais à cœur, les natures d'élite."

À souligner la rencontre entre Ferdinand et Hervé Sosthène, personnage fantasque, qui n'est pas sans évoquer l'inoubliable Courtial des Pereires, de "Mort à Crédit". Sorte de réincarnation de ce dernier, et promettant à Ferdinand de nouvelles aventures, qui débuteront avec Le Pont de Londres - Guignol's Band II.

La suite parfaite du premier, avec beaucoup plus de pages cette fois. Je crois que j'ai jamais rien lu de si expérimental, tordu, surréaliste. Incroyable. Le livre recèle beaucoup d'humour noir et de passages bien cradingues comme toujours avec Céline. Des descriptions au microscope toujours, une écriture lancinante qui déforme complètement la réalité ! De la poésie, du vice, de l'amour, de la haine, de la comédie, de l'horreur, tout ça en une effroyable mais irrésistible orgie de mots ! Virginie, la gamine du roman, est là pour apporter la lumière, elle ne dit que quelques phrases courtes de temps en temps, en anglais, et c'est surtout sa présence qui éblouit, elle est une lumière omniprésente pour le narrateur Ferdinand, une source de joie - mais aussi une véritable tentation, une obsession, et donc une source de détresse, et c'est la que le livre peut heurter les âmes sensibles, avec ses doses, brûlantes, de lubricité.

Mais elle est avant tout un symbole, celui de l'innocence, de la vie, de la légèreté. Un ange qui retient, j'ai l'impression, l'épée qui pourrait s'abattre sur tous ces personnages pathétiques du guignol's band. D'ailleurs, malgré l'ambiance glauque et immorale de la fin du roman - qui se déroule de nuit dans une sorte de repère de marins, près des docks, sous les bombardements qui illuminent le ciel de Londres - j'étais vraiment content que celle-ci ne se termine pas de façon dramatique, mais plutôt sur une note gaie, à l'aube, quand les lueurs roses pointent à l'horizon à travers les cotons de brume, comme si l'on sortait d'une hallucination et que rien de ce qui s'était déroulé avant n'avait eu lieu.

J' ai lu Céline dans l'ordre chronologique, il y a longtemps de cela. J' étais encore au Lycée. Imaginez le choc terrible d' un adolescent qui découvre autre chose que le style écrit, académique, rigoureux, un brin austère, etc... Et là Céline !!! C' est un choc, une claque dans la gueule !! Le même genre de choc quand on lit du Rimbaud qui disloque la métrique bien cadrée.... Céline a été une révélation pour moi. Cela n' a pas été la seule, depuis. Mais, à l' époque, j' ai été ébloui par tant de talent. C' est la première fois où j' avais l' impression qu' un auteur me parlait au creux de l' oreille, que j' étais, quasiment, son confident.... Et surtout, Céline me démontrait que la langue orale était une langue avec sa beauté bien à elle, moins évidente, plus retors, mais plus fascinante pour ceux qui y sont sensible....

A l' époque, Le Voyage au bout de la nuit, a complétement changé ma façon de voir la littérature, mais aussi ma façon d'écrire. Il y a le avant et le après. Le Voyage c'est la poésie crue du désespoir, de la nuit noire qui tombe sur tout, ou quasiment ( ne pas oublier les personnages positifs d' Alcide, De Molly, De Bebert, De la mère Henrouille, de Robinson par certains aspects, etc... Soyons juste que diable !! ).

Mort à Crédit va encore plus loin dans le dénuement de la langue dite "classique", et c'est tant mieux, car c'est encore plus fort, je dirai génial. Dures d'accès, les premières pages m'ont fait arrêter ma lecture plusieurs fois. Une fois le cap passé, une fois l'histoire de l'enfance de Céline lancée, le train infernal accélère sans cesse vers toujours plus de souffrance, de sensibilité exacerbée, mais non expliquée, car Céline est le plus pudique des auteurs. Encore plus fort que le Voyage à mon goût, et vraiment magique.

Guignol's Band, sous ses dehors de blague et de fatras linguistique, se trouve être un nouveau chef d'œuvre, indéfinissable, de nouveau unique, de nouveau magique, qui montre que Céline se dépasse lui-même à chaque fois, dans son style comme dans ses personnages, toujours plus burlesques et attachants (Sosthène vaut bien un Des Pereires).

L'histoire, quoi qu'en disent certains, est bien là, et elle est folle (il faut lire les 2 tomes, le premier n'étant qu'une sorte d'introduction au monde londonien que Louis fréquente).

Comment Céline a pu imaginer tout ça ? avec des détails, cette vivacité, cette réalité folle ? Je conseille vivement de poursuivre directement le tome 1 par le tome 2 (que j'englobe dans cette critique) qui développe vraiment l'intrigue, et surtout cette première "belle" passion amoureuse pour Céline avec Virginie, la fille du vicieux "colon". Passion d'un jeune homme de 22 ans, mutilé de guerre, pour une jeune anglaise de 14 ans, fille de colonel engagé dans la recherche d'un masque à gaz révolutionnaire. Histoire louche s'il en est, mais enfin positive, colorée, qui fait monter "Ferdin" au ciel. Du balai pour les descriptions des sentiments vues et revues dans les siècles d'écritures, Céline ré-invente le sentiment, la fougue et la folie qui en découle.

Et que dire de ce long passage halluciné et passionnant quand Céline part en mission "achat de matériel" avec la jeune Virginie dans Londres et qu'ils croisent le mort-vivant (car Céline l'a tué) Mille-pattes, qui va les entraîner jusque dans un club secret où le jazz explose en orgies délirantes. Que dire du délire aux cigarettes du diable qui va pousser Delphine, la brute-pianiste Boro et Céline à assassiner, en plein badtrip, l'antiquaire obèse Cleben ? Que dire de cette apothéose dans le nouveau rade de Prospero, ce délire alcoolisé où tous les gibiers de potence retrouvent Céline pour lui demander des comptes, le chef Cascade en tête, que dire de l'épouvante ressentie quand Boro et Clodovitz le chirurgien apportent dans une énorme bâche un sombre paquet empestant la mort, sans que personne n'y fasse attention, sauf Céline ? Magique Magique Magique !

Bref, des centaines de passages sont géniaux et chaque feuillet fait preuve d'une densité incroyable ! En comparaison, le reste de la littérature fait peine à lire, hormis quelques-uns, comme Rabelais, Cervantés, Balzac ou Kennedy Toole. D' un point de vue du style, on est au sommet !

Quelle épaisseur, quelle verve, et dire que ce n'était pas une version revue et corrigée (le tome2)... Une œuvre foisonnante et fascinante.

Mais que lire après ?...

Ce n'est pas l'ouvrage le plus abordable de Céline, ne commencez-pas par ça si vous ne l'avez jamais lu. Par contre, si vous accrochez à Céline (comment faire autrement ?) ne passez-pas à côté.... Bonne lecture !! Portez vous bien. Et gloire à Céline ( To Happy Few.... ) !!!
ClementLeroy
9
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Créée

le 9 févr. 2015

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1 commentaire

San  Bardamu

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