Chef d'œuvre à propos d'un chef d'œuvre

Matisse qualifiait sa chapelle du Rosaire de « fleur » devant la quintessence architecturale de Notre-Dame. Je voudrais tendre à écrire comme Matisse peignait. Avec modestie. Je voudrais essayer. Je voudrais transposer la pleine luminosité de sa chapelle, dans une œuvre libre. Une œuvre de prose, lumineuse. Un bain de lumière.

Faire œuvre de lumière, ce n’est pas emprunter une écriture ampoulée. Au contraire… Il faut beaucoup de clarté intérieure, il convient d’adopter une simplicité, frisant avec le naïf. Montrer sa technique est ithyphallique, de nos jours.

L’œuvre matisséenne, comme l’écrit Aragon dans son Henri matisse, roman n’a pas ôtée les ténèbres, de la condition humaine. Dans le cadre de la représentation, elle les relègue au moucharabieh du confessionnal et à quelques reflets ultra-marins des vitraux sur les murs immaculés du bâtiment. Ces saphirs déforment esthétiquement les ténèbres bibliques, pour en faire un fluide, liquide et tourmenté, comme peut l’être la mer.

« Ce grand oubli bleu » comme écrivit Nietzsche à propos de la mare nostrum dont il fixait l’horizon, où des êtres étranges sont parfois sortis de ses fonds paisibles, pour le sacrifice gastronomique de quelques assiettes privilégiées.

Y aurait-il un lien entre les ténèbres et l’oubli ? Être oublié de tous : c’est en tout cas une définition plausible de l’enfer. Les juifs parlent souvent du Shéol, comme d’une plaine rocailleuse, désertique et battue par les vents violents. Quoi qu’il en soit de nous autres anonymes, disséminés par milliards sur la terre, à travers les nations et les continents, Matisse ne croyait ni au Shéol, ni au paradis, et c’est bien au Panthéon des hommes qu’il se trouve.


Si la chapelle du Rosaire est une fleur, c’est une orchidée. Comme elle, solitaire dans le paysage, unique au monde.


Monochrome, le style du Rosaire se compose de lignes noires sur fond blanc, jusqu’à l’épure, d’aucuns écriraient – jusqu’au minimum. Il n’est pas de dessin de sa chapelle sans évoquer ce que la bande dessinée baptise « ligne claire ». Certains dessins de Matisse font songer à de la bande dessinée, toutes proportions gardées. N’insister autant que sur les lignes de force implique une grande maîtrise technique. En amont de cette quête de dépouillement, des années d’entraînement, des esquisses progressivement épurées, un perfectionnement jusqu’au geste final – dans son achèvement, rendu nécessaire. Jusqu’à poser le trait ultime, comme une ligne de démarcation séparerait le règne de la contingence de la volonté, de l’artifice et du naturel. Et pourtant, ces lignes de force de sa Madone n’ont-elles pas une lointaine filiation avec la beauté naturelle d’un Botticelli ? Songeons à la Venus sortie des eaux, à ses cheveux au vent, voile toute. Ne devant plus rien à l’artifice mais tout à la nature, à la naturalité du modèle. La démarche matisséenne, à travers son contraste binaire floute en réalité la démarcation de l’art et la nature, du trait et des couleurs.

C’est aussi le cas de l’appel à la lumière naturelle, que les vitraux ouverts laissent pénétrer. Leur trichromisme accentuant la clarté des lieux. Les murs d’un blanc immaculé recueillent et réfléchissent leurs rayons.

La chapelle du Rosaire est un dialogue. Elle est cette volonté de non-séparation entre le temporel et le divin. Entre la matière et l’esprit. Organique comme une fleur. C’est une colombe de paix venant se poser sur la terre. C’est une arche de salut au-dessus des flots. Colombe et arche, deux symboles dans une seule pièce. Un bâtiment sur lequel vient descendre la paix. Hissé au-dessus des troubles du temps, de l’anonyme océan, des averses diluviennes.

L’Alliance baroudeuse de l’Art et de l’Église. De l’Art mercenaire. Le rapport historique étroit entre ces deux règnes tel que l’historien, Louis Dimier, dans son Eglise et l’Art (1935), le retrace. Lequel est l’oiseau de paix, lequel est l’arche de salut ?

La paix et le salut, ou catharsis, actualisent la purgation des mauvaises passions. Le dépouillement à l’extrême est un luxe paisible. On l’appelle autrement : « calme, tranquillité ». Tout est blanc dans cette chapelle, hormis ce qui ne l’est pas : chemin de croix, mobilier et vitraux. Tout est donc paix, tranquillité, calme. Entièrement consacré au paradis. A cette vision du Paradis chère à Dante, géométrique et acoustique. Hormis ce qui est noir fusain, bleu saphir, vert émeraude, jaune citrine.

Autant, les couleurs appartiennent à la lumière décomposée, à une déconstruction de la lumière, de l’ambiance. Exception faite du noir, cette variante du bleu.

Autant, le noir incombe au règne de la souffrance. Devant laquelle même le peintre est impuissant. Impuissance à figurer, ce chemin de croix tortueux, au trait plus épais, révélation dans quelques signes, de l’absurdité de la Passion. C’est-à-dire du pathos, l’inverse de la catharsis. Pâtir, c’est subir des mauvaises passions. C’est une patience vers la mort. Un temps livré à l’agonie, avec pour seule issue, que la mort. Celle du Christ sur la croix expirant: « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » dans un dernier souffle. Si la souffrance est même absurde au Christ, à raison l’est-elle davantage à l’homme ?

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le 23 janv. 2025

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