Plus le lecteur pénètre dans l’œuvre monde d’Antoine Volodine et des écrivains post exotiques, plus fortes sont les visions et la puissance d’évocation des récits de ce chœur de prisonniers, de ces personnages incarcérés et écrasés qui racontent, après la défaite, leur rêve d’égalité, de liberté et de construire quelque chose de beau pour cette planète.


Deuxième livre "pour adultes" de Manuela Draeger, «Herbes et golems» est une œuvre construite en tryptique, où deux Shaggås, en forme de litanies des herbes sauvages et imaginaires de la steppe, encadrent la «Shaggå du golem presque éternel», histoire kafkaïenne d’un golem emprisonné qui protège son intégrité et sa propre existence grâce à un mot secret qu’il tient enfermé sous sa langue.


«Sous ma langue demeure la puissance du mot. Tout indique que le mot agit sur mon corps, qu'il repousse et repoussera perpétuellement les attaques du temps, de l'humidité, du désespoir ou de l'ennui. Le mot contrarie ma transformation en poussière.»


Dans la première partie, «Shaggå de la voix et des herbes», sept femmes incarcérées ou peut-être déjà mortes disent, de derrière la porte de leur cellule, des noms d’herbes imaginaires qui célèbrent le pouvoir de la poésie, du rêve et du langage face à l’oppression, dont l’énumération, d’une force hypnotique, crée des images de la steppe immense et de tout l’univers post exotique : l’ysisse-cannelée, la gardienne –d’Orbise ou la Jeanne-des-barbelés…


Chacune de ces Shaggås est précédée de son propre commentaire au nom poétique, et dans le premier d’entre eux, «Nos litanies étranges», on peut lire notamment ceci :
«Parmi les femmes qui prennent successivement la parole, beaucoup nous ont quittées. Chacune d’elles prononce avec aisance et amour, en articulant à la perfection, cent onze appellations d’herbes imaginaires. Les actrices réelles sont déjà mortes, les herbes sont vivantes mais imaginaires. Nommer aujourd’hui les unes les autres est un geste élémentaire, normal dans la tradition post-exotique, un hommage que chaque prisonnière leur rend. Nous redonnons voix à celles qui l’ont perdue, nous donnons sève à celles que nulle n’a connues. C’est bien le moins que nous puissions faire.»


La dernière shaggå, «Shaggå de la révolte des humbles simples», construite elle aussi en forme d’énumération poétique, célèbre avec l’humour du désastre caractéristique du post exotisme, les herbes sauvages menacées par la marchandise et la domestication, désherbants, cultures fourragères et marchandes dominantes et aussi invasions des bergers et de leurs bêtes, comme l’explicite le savoureux «Communiqué du comité de soutien aux ivraies» qui la précède.


«Le comité de soutien aux ivraies a une fois pour toutes défini son credo et sa ligne politique sur la base d’une indépendance sourcilleuse. Son choix fondamental est une attitude de respect, d’égalité, de fraternité et de défense inconditionnelle, de magnanimité absolue et volontairement partiale envers les herbes sauvages, les herbes folles, les herbes inconnues et les herbes essentiellement libres de la steppe immense sous le ciel immense.
Le comité de soutien aux herbes innommées et aux ivraies ne prend pas la parole pour se mettre en valeur ou pour assurer la promotion d’on ne sait quels arrivistes de parti et bureaucrates en herbe. Il prend la parole avec pour objectif exclusif de provoquer, chez ses auditeurs et auditrices, une profonde révolution culturelle – une révision de leurs comportements face aux ivraies.»


Paru en 2012, comme le somptueux «Danse avec Nathan Golshem», d'un autre hétéronyme de Volodine, Lutz Bassmann, «Herbes et golems» dit la puissance de l’écriture, et l’essence de la fiction post exotique qui est d’élever une œuvre-monde, le lieu somptueux d’une résistance hors d’atteinte.

MarianneL
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le 7 oct. 2014

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