A bien des égards, Histoire d'une montagne est un chouette livre de vulgarisation scientifique. Hormis son chapitre minable dédié à la faune sauvage, qui témoigne d'une inattention au vivant qui déshonore son rédacteur, et d'un autre particulièrement déshumanisant à l'égard des crétins, Elisée Reclus signe un bel ouvrage - remarquablement illustré par Clément Vuillier dans la collection Reliefs qu'on m'a offerte - à même d'éclairer ses contemporains sur les dernières connaissances de l'époque en matière de géographie, de géologie et de géomorphologie, dans un style fluide et imagé très agréable.
Chose intéressante et inattendue pour moi, alors que 150 ans séparent ce livre de son lecteur, j'ai été surpris de constater que la connaissance scientifique avait finalement assez peu évolué depuis. Les scientifiques du XIXème siècle avaient déjà percé bien des secrets des montagnes. C'est curieux et gourmand qu'on lit le résumé de l'ultime savoir de l'époque sur l'origine des roches ou des massifs : malgré le gouffre technique qui sépare nos deux époques, bien des hypothèses de l'époque ont été confirmées et d'autres... pas du tout ! Et certaines n'avaient pas encore éclos. Ainsi de la tectonique des plaques, dont l'idée même n'avait jamais été formulée, même si le faisceau d'indices à disposition était correctement réuni.
Mais si on cherche la petite bête, il faut lire ce Reclus à l'aune de ce que fut cette deuxième moitié du XIXème siècle : une période de progrès technique favorisant la consolidation d'une classe bourgeoise imprégnée d'hygiénisme naissant et souhaitant mettre à profit sa richesse et son temps libre pour découvrir des horizons nouveaux. Sans se dévêtir de son costume de géographe pointu et pédagogue, l'auteur se fait ici plus volontiers influenceur que militant anarchiste. Alors que l'époque connaît les débuts de l'alpinisme et les retraites au grand air pour s'extirper du quotidien de villes de plus en plus peuplées et polluées, son ouvrage alimente la mode des sommets qui anime la nouvelle classe bourgeoise. Reclus n'est ainsi pas le dernier à dresser un portrait sombre et sans doute caricatural de la ville et de l'humanité "grouillante et malade" qui l'habite, ni à chanter les vertus d'évasion et d'apaisement de l'esprit que procure la montagne, sans ignorer qu'aucun ouvrier, aucune ouvrière, soumis depuis ses 12 à 14 ans à des journées de 14h 6 jours sur 7 pour un salaire de misère, n'aura l'occasion d'éprouver ce repos.
Sûr que ce genre de récit imagé a dû parler aux lettrés et aux puissants, renforçant cette envie d'air frais et de conquête des sommets qui a marqué les débuts de l'alpinisme à cette époque. Cela - et les deux chapitres évoqués plus haut - m'a déçu de la part d'un penseur et communard qu'on pare de toutes les vertus, mais je suppose que chacun et chaque époque porte ses contradictions. Et puis il fallait bien mettre du beurre dans les épinards.