L'homme n'accomplit sa jeunesse qu'en rompant les liens. Il n'est sauvé que s'il se rebelle, s'il écrase sous son talon le siècle rampant, la vipère qui empoisonne en son germe toute la beauté de la Nature.



Voilà qui pourrait nous servir de maxime. Mais quelle révolte est encore possible ? Hölderlin pourrait bien être plus proche de nous que nombre des auteurs qui ont écrit entre lui et nous. Le premier romantisme a aussi été la première révolte contre les fondations du monde horrible qui trouve son apogée dominatrice en ce moment-même. Intuition géniale ou constat lucide ? Les premiers romantiques avaient déjà mis à nu, à la fin du XVIIIe siècle, l'essence des temps modernes, pourtant encore à leurs premiers pas.



Mais une belle mort, Hypérion ! vaut toujours mieux que ce sommeil qu'est devenue maintenant notre vie.



Le sommeil, n'est-ce pas, plus que jamais, ce qu'est notre vie ? Y compris celle « d'avant », que l'on ne retrouvera pas, pour le meilleur et pour le pire, mais plus encore celle de maintenant, et, sans doute, celle de demain aussi ? Et n'est-ce pas mérité ? N'a-t-on pas poursuivi, avec ferveur et conviction, nos propres malheurs ?



L'État dont l'homme a voulu faire son Ciel s'est toujours changé en Enfer.



Voilà bien, effectivement, ce qu'on fit pendant ces deux siècles qui nous séparent de Hölderlin. A-t-on pu croire que l'avènement de l'État irait de pair avec un accroissement de nos libertés ? Certes. Et la liberté a déserté notre monde, situation d' « urgence » ou non, si tant est que nous distinguons toujours l'urgence, c'est-à-dire le péril imaginaire, d'une « normalité » qui s'est évaporée dans les ombres du passé.


La liberté ! telle est la quête d'Hypérion, ermite de la Grèce soumise au joug cruel des Ottomans. Contre l'oppresseur, il n'hésitera pas à prendre les armes, à la tête de ses partisans.



On ne reconnaîtra pas notre futur peuple à son seul drapeau : tout doit rajeunir, tout doit sincèrement changer.



En ces temps déclinants, corrompus, amoindris, où tout est enserré dans l'étau sévère du travail, des institutions étatiques, de la science, de l'économie, des normes sociales et du progrès, le génie se tarit, les passions s'épuisent et sont bannies : la personne humaine n'a plus lieu d'être. Les temps sont vieux, secs et stériles. La machine s'apprête à jeter ses griffes sur la terre, et l'on sait déjà qu'elle ne lui laissera pas d'autre alternative que sa soumission totale et absolue. Domination et soumission : telles sont les deux seules alternatives qu'ouvrent les temps naissants.


Le romantisme, à la fin du XVIIIe siècle, a esquissé une troisième voie, restée lettre morte. Ni réaction autoritaire, ni progressisme zélé, on a tenté de trouver la liberté et des jours meilleurs dans les replis du passé, loin derrière, plus loin que ne portait le regard vulgaire. Le recueillement dans les forces de la Nature, le refuge à l'intérieur du cœur humain — dénigré et oublié —, l'adoration de la beauté du monde, le refus de céder aux promesses infidèles du confort et de l'État : en voilà l'impulsion vitale, d'une vitalité désespérée dans un monde terne et vieilli. Un nouvel Âge d'or est-il possible ?


Il est toujours usuel de moquer la sensiblerie du romantisme et son idéalisme niais — ce qui n'est pas toujours immérité. Hölderlin fait sans doute exception. Hypérion n'est pas qu'un simple pamphlet antimoderne, il n'est pas qu'un refuge dans l'idéal : il est aussi un peu de cette sagesse réaliste, fataliste, mais profonde que, précisément, nous avons oublié pour mieux nous bercer des illusions du Progrès. Ainsi :



L'homme est sans pouvoir, et la lumière de la vie vient et s'éloigne à son gré.



Et encore, avec cette façon qu'a l'auteur de mettre des mots si justes sur les choses :



Nous parlons de notre cœur, de nos desseins, comme s'ils nous appartenaient ; mais c'est une puissance inconnue qui nous mène, qui nous couche au tombeau à son gré, et nous ne savons ni d'où elle vient, ni où elle va.



L'homme ne se décrète pas. Le monde non plus. Rien n'est à la mesure de l'homme : l'homme est à sa propre mesure, si humble soit-elle, trop humble pour nos rêves déments.



Cher ami, je suis calme, car je n'exige pas un sort meilleur que les dieux. Toutes choses ne doivent-elles pas souffrir ? (...) La sainte Nature ne soufre-t-elle pas ? (...) Mais la félicité qui ignore la souffrance est sommeil, et, sans mort, il n'est pas de vie. Devrais-tu ressembler éternellement à un enfant et sommeiller, à l'instar du Néant ?



Le Néant, nous y sommes. Et, assurément, nous sommeillons.



La mort est messagère de vie : si nous dormons dans nos chambres de malade, c'est que bientôt nous nous réveillerons guéris. Alors seulement nous serons, alors nous aurons trouvé l'élément où l'esprit respire !


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le 12 juin 2021

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