Qui a tué mon père ?

Le roman débute avec cette question du narrateur Karel, un minot qui grandit dans la cité Artaud des quartiers nord de Marseille. Une enfance rythmée par les beats d’IAM et NTM, bouleversée par la mort de Lady Di, et marquée par la victoire de l’OM en Ligue des Champions. Mais pour la fratrie Claeys, c’est avant tout une enfance traumatisée par un père toxicomane et violent, et une mère complice.


Karel, Mohand et Hendricka grandissent sous la férule de l’impitoyable Karl Claeys. « Il est des hommes qui se perdront toujours » raconte l’enfance dévastée des enfants Claeys et leurs espoirs brisés, de la violence qui engendre la violence.


Il est des hommes qui se perdront toujours

Le titre du livre et la cité Artaud sont inspirés d’une citation d’Antonin Artaud, lui-même grand consommateur de stupéfiants, qui revendique la liberté de se droguer et d’en mourir. Il expose sa vision du déterminisme humain dans un texte publié en 1925 :


« Il y a des âmes incurables et perdues pour le reste de la société. Supprimez-leur un moyen de folie, elles en inventeront dix mille autres. L’homme est misérable, l’âme est faible, il est des hommes qui se perdront toujours. Peu importe le moyen de la perte ; ça ne regarde pas la société.”


Ne vous méprenez pas, Rebecca Lighieri n’entend pas faire l’apologie de la drogue. Le sujet est bien plus intéressant et remet en cause le principe du déterminisme humain : Karel est-il dépositaire du sadisme et de la violence de son père, ou peut-il s’émanciper de cet héritage ?


Une histoire de mépris social

Rebecca raconte la vie des marginaux, de toutes ces vies qui n‘intéressent personne d’autre. Et elle le fait sans invoquer la pitié. Les personnages sont forts et fiers, bien qu’emmurés dans la détresse et la colère. Écrit à la première personne, le roman nous immerge dans la peau du narrateur. Karel est l’intellectuel de la famille, sûrement le plus marqué par la fatalité de sa naissance et le déterminisme social qui pèse sur lui. Le roman nous tient en haleine du début à la fin, on a terriblement envie de savoir ce qui va advenir de cet éphèbe qui a démarré sa vie dans l’infamie.


Le personnage de la mère est particulièrement intriguant et révoltant. Elle qui n’a jamais osé s’opposer à son mari, qui a regardé ses enfants se faire battre, humilier, torturer. Elle qui n’assume ni d’être un martyr ni un bourreau, et qui ne trouve du réconfort que dans la dépendance et la souffrance.


“Il est des hommes qui se perdront toujours” est un livre violent. Une violence parfois dissimulée et passée hors-champ : certaines scènes ne sont pas décrites mais suggérées, fruit de notre imagination sordide. Rebecca Lighieri n’a pas voulu susciter le plaisir coupable du lecteur dans l’exaltation malsaine face à des scènes de faits divers. Elle parle du mépris social, de la discrimination, de la violence qui émane des institutions, sans inviter le lecteur à s’apitoyer sur le sort de ses personnages.


J’ai beaucoup apprécié cette lecture, tant sur la forme très franche et brute – j’avais presque l’impression de lire un texte d’IAM – que sur l’histoire poignante et tragique. La musique est une partie centrale du récit. Très ancrée dans la culture Marseillaise des années 80 aux années 2000, l’autrice nous fait redécouvrir les grands classiques du rap français de notre enfance.


Ce livre mérite d’être connu. Chapeau bas à Emmanuelle Bayamack-Tam.


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ElodieAngiolini
8
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le 22 juin 2022

Critique lue 23 fois

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