Il serait temps de voir en Marx non un gourou ou l'incarnation du Mal, mais un penseur qui a remarquablement analysé la politique de son temps, en mettant au cœur de sa pensée une notion clef : l'historicité du mode d'existence de l'homme moderne.

Pour saisir de quoi il s'agit, revenons sur la critique que Marx adresse notamment à Adam Smith et Ricardo. L'introduction à la critique de l'économie politique dénonce la façon dont est pensé l'homme comme "individu". Cet individu qui est censé être un produit de la nature, et se rapporter solitairement à la nature. Cet individu autonome, la société civile étant pensée comme distincte de l’État. Marx qualifie toutes ces conceptions "d'illusions": il y a une historicité, et non une naturalité de l'individu, parce qu'il y a une historicité des relations sociales.

Produit de l'histoire, "l'individu" est en réalité le symptôme de profonds changements dans les sociétés. Marx souligne ce paradoxe qu'au moment où l'individu est dissocié de la société, où l'on s'imagine qu'il utilise cette société comme moyen, il n'en a jamais été aussi dépendant. La promotion de l'individu coïncide avec une dépendance objective accrue à la société - objective, parce que jusque-là elle était conçue comme l'obéissance de chacun à la communauté, tandis qu'à l'époque de Marx il n'y a plus de communauté, mais un réseau complexe de nécessités matérielles. Il ne s'agit donc plus de servitude subjective, mais objective, le renforcement croissant de l'administration étant l'incarnation par excellence de cette objectivation. La société devient un système. Au lieu de la voir comme un être se régulant naturellement, il faut donc l'analyser comme le fruit d'un processus par lequel les personnes ont de moins en moins prise sur la société, contrairement à ce que voudrait nous le faire croire une "mystique" de la volonté (celle du contrat, de l'accord des volontés individuelles).

Marx analyse avec une grande pertinence la perte de sens de la conception antique du politique. N'est-il pas significatif de parler d'"individus" et non plus de "citoyens"? Si les hommes sont autant d'individus dépendants de la société, si ce n'est plus la vertu qui les lie les uns aux autres, fondant l'appartenance à la cité, pourquoi parlerait-on encore de "citoyens"? Le politique n'est plus un tout ( il y a une totalité sociale, mais pas une totalité politique), par conséquent parler d' "animal politique" n'a plus aucun sens. Aristote n'a plus droit de cité.

Ce texte est, je pense, indispensable pour comprendre la vision radicalement différente de la politique et de la société que Marx a contribué à introduire au XIXe et au XXe siècles. Il n'est pas seulement question de parti et d'idéologie, mais de la possibilité de porter un regard critique sur le monde dans lequel nous vivons
Cathyfou
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le 11 mai 2014

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