Du rapport œdipien à la psychanalyse elle-même

Je sais très bien que comme toujours j'arrive après la bataille, que j'enfonce des portes ouvertes en soulignant des choses déjà débattues depuis longtemps. Mais j'écris surtout pour moi-même, pour me situer et mieux saisir en l'extériorisant mon sentiment sur le travail d'un auteur. Sans vraiment discuter en profondeur du système freudien, ce qu'il serait malvenu de faire sans avoir lu ni Jung ni Adler et m'être offert une vue plus large du sujet, je voudrais simplement mettre en garde contre une tendance assez répandue à balayer d'un revers de main la psychanalyse toute entière pour des raisons douteuses qui tiennent à la personnalité de son découvreur.


Très souvent, je lis que les tendances sexuelles effrénées de Freud lui-même invalident ses propres théories, qu'elles laissent planer au-dessus de toutes ses interprétations à caractère sexuel le soupçon qu'elles ont été introduites par un cerveau incapable de se tourner vers autre chose. Pire, que Freud s'est écharpé à construire une théorie justifiant ses propres perversions en les drapant du manteau blanc de la médecine. Quand bien même ce dernier point serait vrai, il est d'ailleurs amusant de noter qu'il mettrait à jour chez Freud lui-même un conflit entre le moi et la libido, et le détournement de l'énergie sexuelle vers une appropriation plus profonde sous la forme d'une sublimation. Bref, une situation qui, sans faire intervenir l'inconscient, cadre déjà bien avec le monde psychologique tel que ce bon Sigmund le concevait.


Mais l'important n'est pas ici, et mon objet n'avait, je l'ai dit, nul besoin de notions spécifiques pour se laisser éclairer. Ce que je voulais mettre en lumière, c'est la tendance qui pousse à rejeter un travail scientifique sur la base de l'homme que fut son auteur. La démarche psychanalytique est, dans ce livre comme dans d'autres, assez développée pour qu'on prenne le temps de la juger sur sa rigueur et la part qu'elle laisse à l'incertitude sans qu'il soit besoin d'y faire intervenir des données personnelles. Et que dévoile le fait de s'en remettre uniquement à l'auteur, sinon une servilité intellectuelle qui juge un matériau d'après l'autorité manifeste de celui qui tente de l'imposer ?


On peut alors m'objecter que le caractère expérimental de la discipline rend tout de même nécessaire un certain abandon du lecteur aux mains toute-puissantes d'un spécialiste qui a consacré sa vie à celle-ci. Cela, impossible de le nier. Opérant principalement sur un matériau invisible (l'inconscient est un jeu de cache-cache perpétuel), la psychanalyse s'est construite sur une démarche épistémologique déroutante, faite, plus que d'un écoulement logique fluide et élégant, d'une accumulation de données diverses mélangées en un grand magma qu'il revient ensuite de démêler tant bien que mal pour en faire jaillir des lois. Devant l'impossibilité de reprendre de A à Z une démarche archéologique d'aussi longue haleine, Freud doit bien par moments sauter un peu vite aux conclusions, et imposer parfois un peu brutalement une solution à des problèmes qu'il ne nous laisse pas la satisfaction de pouvoir démêler par nous-mêmes.


Mais s'il faut s'en remettre à lui-même sur ces points, ce n'est que provisoire, c'est toujours avec la promesse qu'ils concourent petit à petit à nous donner la vue d'ensemble finale qui rendra à la démarche toute son intelligibilité. Si Freud apparaît parfois péremptoire, introduisant de force des éléments pas franchement évidents, il convient de lui laisser le bénéfice du doute, de s'en tenir à une sévère et attentive épochè. L'ensemble des développements qu'il vous laisse entre les mains finit par suffire, au final, à un travail régressif qui permet de revenir sur certains points douteux et de mieux les éclairer à l'aide d'une vue plus large et de notions affinées.


Il y a encore beaucoup à dire quant à la nature éminemment sexuelle du cœur des théories freudiennes. Leur auteur lui-même s'est longtemps échiné à clamer haut et fort que le refus auquel il se heurtait ne venait surtout que d'une morale qu'il venait violenter, mettant à nu le visage purulent de notre nature biologique. Je ne m'enfoncerai pas dans ces considérations déjà familières, pas même pour le plaisir d'une prétérition, mais j'aimerais braquer le curseur sur un autre point d'achoppement auquel, il me semble, on ne pense pas souvent pour expliquer le refus catégorique de la psychanalyse chez certains esprits dont les croyances par ailleurs sembleraient pourtant s'accorder avec elle.


Freud et ses théories, en plus de demeurer prosaïquement biologiques et a priori assez dérangeantes, viennent expliquer avec trop de profondeur et d'exclusivité des arcanes de la vie qu'on aimerait voir demeurer à l'état de mystère, d'éther, d'esquisse. Pour qui souscrit à Freud sans prendre de recul, tout peut très vite se rapporter à des faits psychologiques. L'Art, par exemple, est une sublimation (mais chez, Freud, le mot perd sa portée ordinaire pour s'en trouver rapporté à l'échelle humaine uniquement) par laquelle le moi de l'artiste reconquiert par le biais d'une fantaisie contagieuse les objets qui se soustrayaient à sa libido. Pas très glamour, tout ça. Si, pour Nietzsche, l'homme, éternellement enfant, ne cherchait dans ses croyances les plus chéries qu'un jouet, la psychanalyse est une vieille peluche mangée par les mites et dont l'odeur hésite entre celle d'un chien mort et celle de Michel Onfray. On comprendra alors le rejet parfois mollement justifié que suscite une science des bas-fonds qui n'en mérite pas moins attention et bonne foi, puisqu'elle a de toute façon le mérite d'offrir un point d'accès unique à un domaine devant lequel toutes les autres disciplines butent imparablement.


Freud aura en tout cas eu l'indéniable mérite de rajouter, comme le dirait Vincent Peillon, du pensable au Monde.

Kloden
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le 28 juil. 2017

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