J’étais très jeune quand je l’ai lu pour la première fois, trop jeune pour en saisir toute la portée, mais j’ai immédiatement été fasciné par cette œuvre. Au point que pendant longtemps je me suis refusé à la relire de crainte de ne plus y retrouver le même plaisir, de crainte d’être déçu. J’ai donc attendu, largement plus d’une décennie, avant de m’y replonger. Et je n’ai nullement été déçu. Bien sûr, il n’y avait plus la même surprise, car je me rappelais cet incipit insolent et provocateur, cette manière d’interpeller le lecteur qui m’avait tant étonné. Mais le plaisir était toujours là, différent bien sûr parce qu’enrichi par des connaissances que je n’avais pas durant mon adolescence. L’extrême plaisir que j’y ai pris lors de mes deux lectures, plus tard je n’en ai relu que des extraits, ne serait-ce que pour des raisons professionnelles, ce plaisir répété donc vient sans doute de cet art du dialogue et de la suspension : Jacques, le valet, raconte à son maître ses amours, et nous le raconte donc aussi à nous lecteurs. Mais son récit sera sans cesse interrompu par leurs rencontres et les quelques mésaventures qu’ils vont connaître au cours de leur voyage. Il sera aussi indéfiniment étiré par les détails et les digressions que se permet Jacques, en différant toujours l’issue. Aussi, l’un des thèmes de ce roman est le désir, pas seulement le désir sensuel, cependant présent, mais aussi de cette fameuse libido sciendi : le désir de savoir… Et bien d’autres thèmes jalonnent le voyage des deux principaux protagonistes : la relation maître/valet, qui a inspiré Hegel quand il écrivit La Phénoménologie de l’esprit, les relations compliquées entre la liberté et la prédétermination (Spinoza avait beaucoup influencé les hommes des Lumières), cette relation est d’ailleurs constamment représentée dans l’histoire elle-même, qui parfois vient heurter les convictions de Jacques, qui ne connaît d’ailleurs Spinoza que de seconde main… Ce récit est assez caractéristique d’une sorte de renaissance du baroque, que l’on appelle plutôt aujourd’hui rococo : c’est en effet un récit à tiroirs, avec ce long épisode de l’histoire de Madame de La Pommeraye, adaptée plusieurs fois au cinéma, notamment par Bresson dans Les Dames du bois de Boulogne.Le thème de l’errance est aussi omniprésent, il est d’ailleurs fréquent au XVIII° siècle (Candide, Manon Lescaut…), reflétant sans doute l’état d’incertitude et les changements qui caractérisent ce moment de l’histoire intellectuelle. Tout m’a enchanté dans ce roman, qui joue avec nos nerfs, et surtout qui fait penser. Il est d’une extrême modernité, bien plus moderne dans sa forme que la plupart des romans du siècle suivant, ne serait-ce que par cet usage du dialogue, certains passages étant écrits comme une pièce de théâtre. Si vous ne l’avez jamais lu, n’hésitez pas, si vous l’avez déjà lu, relisez-le : on y découvre toujours de nouvelles choses. 

chmur
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le 23 févr. 2023

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le 23 févr. 2023

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