"J'avais besoin de mon assassinat quotidien comme d'autres de leur tablette de chocolat noir."

"Rencontrer quelqu'un devrait constituer un évènement. Cela devrait être bouleverser autant qu'un ermite apercevant un anachorète à l'horizon après quarante jours de solitude."

J'ai rencontré ce livre. J'ai, enfin !, rencontré Urbain, Youri, Innocent, et Hirondelle. À la première lecture, je n'avais rien ressenti (rien de nothombien, rien de ce qui fait que je peux me dire "Ah, j'ai lu un Nothomb !"). Je l'avais lu, ah, oui, bien, et l'avais aussitôt enterré dans les recoins obscurs de ma bibliothèque mentale, avec ces autres livres qui prennent la terre boueuse et la poussière de l'oubli.
Puis je l'ai relu. Ce n'était pas prémédité. On avait pourtant dit qu'on n'achèterait rien, parce qu'il y avait trop de monde en caisse. Mais, par un heureux "hasard", il a fallu qu'il m'offre un livre, et donc qu'on passe en caisse. "Attends, du coup j'en profite pour prendre un Nothomb !". Pourquoi lui ? Parce que lui. C'est comme ça. Et je l'ai relu. Je ne savais plus de quoi il parlait. J'ai aussi acheté hier du chocolat noir à la poire, et ai décidé qu'une expérience mobilisant les cinq sens serait parfaite pour accompagner ce livre. Quelle joie ! Ce livre parle justement des sens ! Décidément, le "hasard" fait bien les choses.
Ou plutôt : de l'absence de sens. Le néant des perceptions. Que vit-on quand on ne ressent plus rien ? Que vit-on quand on s'est tué de l'intérieur ? On devient tueur à gages, dans le cas d'Urbain. Chercher dans la mort un peu de vie, chercher dans le commun éternel de l'éphémère inédit : telle est la vie d'Urbain, qui le mènera à croiser la route d'Hirondelle. Qui mènera aussi mon corps anesthésié à m'émouvoir sur ces deux destins aussi intimement entremêles que deux destins peuvent l'être.
Car mieux encore : ce livre parle aux sens. On caresse au fil des pages le métal de l'arme ; on voit les gerbes de sang gicler contre les parois froides de notre chambre ; on entend les coups de feu, les corps qui tombent en silence ; on respire le doux parfum du travail accompli ; on goûte à la viande froide, à l'ivresse de l'assassin. Ne sommes-nous pas tous un peu tueurs ? Ne sommes-nous pas tous un peu tués ?

Ce livre pose autre chose : le lien entre l'amour et la mort. J'ai envie de vous partager mon ressenti, mes idées, mais comment dire ? L'amour, ça ne se partage pas. C'est pas comme ta tablette de chocolat que tu peux couper en douze pour tes amis, ou même une idée que tu poserais au centre d'une table ronde de bibliothèque (Au passage : «Quand deux hommes échangent deux objets, ils repartent chacun avec un objet ; quand ils échangent deux idées, ils repartent chacun avec deux idées.». À méditer.) ; non, l'amour, c'est de l'émotion pure, c'est unique, c'est dans l'instant. Je crois. Je peux dire que j'ai aimé ce livre, mais je ne peux pas vraiment dire pourquoi. La mort non plus, ça ne se partage pas. On meurt tous, mais on meurt seul. Dire "ils sont morts ensemble.", ça rime à quoi ? Ils sont mort dans le même lit, au même moment, les yeux dans les yeux ? Laissez-moi douter que pour ces raisons ils sont morts "ensemble".
Urbain tue des personnes dont ils ne sait rien, parce que c'est plus commode. Puis Hirondelle. C'est vrai, cette "histoire d'amour dont les épisodes ont été mélangés par un fou", ce n'est pas commode. Il y a plein de livres sur comment faire d'autrui une bonne victime, comment vivre avec autrui une relation amoureuse saine et durable. Il n'y en a pas sur comment se démerder quand on est tombé amoureux de sa victime. On dit souvent que nous tuons ce (ceux) que nous aimons. L'amour nocif, l'amour destructeur, l'amour [ici a été censurée la vie personnelle de l'auteur de ces lignes]. Mais, réciproquement, et on ne le dit pas assez, nous aimons ce (ceux) que nous tuons. Un lien se crée avec la victime, parfois vite oublié, parfois profondément ancré en nous.
Et là est le lien entre l'amour et la mort, qui me semble être le point fort de petit bijou nothombien. La relation amoureuse est présentée comme similaire à l'acte de tuer. Il y a de la douleur, du plaisir, des sensations fortes. Parfois on s'en remet, on oublie vite, on recommence avec quelqu'un d'autre. Parfois non, et ça reste en nous comme des bons souvenirs inoubliables, des fantômes qui hanteront nos nuits futures et handicaperont nos prochaines relations, nos prochains assassinats (finalement, l'auteur de ces lignes n'a pas été assez bien censuré). Et je crois que là, oui, on peut dire qu'Urbain et Hirondelle sont morts ensemble, "Chacun aura tué l'autre avec l'arme qui lui était particulière", Urbain aimait Hirondelle, et je me laisse le loisir de croire que c'était réciproque.
Je crois que, en fin de compte, je peux dire dire que j'ai aimé ce livre parce qu'il m'a tué puis fait renaître.

Ce livre est un coup de coeur. Un coup que mon coeur a donné à tout mon être, un coup du revolver d'Urbain reçu en plein coeur. Moins de cent pages, il est passé comme un éclair, lumineux et poignant -comme une balle filant dans la nuit sans manquer sa cible ; un coup de foudre au second regard.
Cette deuxième lecture fut comme le réveil d'Innocent. J'ai ressenti.
J'ai ressenti. J'ai rencontré Journal d'Hirondelle. Et je recommande à tous cette rencontre.

Flo___
10
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le 25 mai 2014

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