L'Enchanteur
7.8
L'Enchanteur

livre de René Barjavel (1984)

Mais c'est tout de même cohérent quand j'y pense.


Lorsqu'il publie son Enchanteur en 84, Barjavel le fait précéder d'une brève note d'intention nous apprenant que son désir fondamental derrière la rédaction du roman serait d'obtenir une place aux côtés de toutes celles et ceux qui ont chanté, d'une manière ou d'une autre, la matière de Bretagne.


Qu'est-ce donc ? On va globalement désigner par l'expression tous les récits (médiévaux en principe) qui utilisent comme inspiration la légende arthurienne du Graal et de la table ronde spécifiquement, ou bien plus généralement l'imaginaire merveilleux rattaché au monde celte et constitué de quelques images et créatures topiques : dragons, fées, autre-monde derrière une frontière aquatique, forêts infinies et divers chevaliers doubles possédés par le démon.


Par-delà son fond thématique pur, deux choses intéressantes doivent être dégagées par rapport à la matière de Bretagne et aux récits qui l'illustrent, en rapport avec son caractère identitaire. Le merveilleux breton en art est une littérature de classe, qui sert essentiellement à une noblesse en train de se séculariser à se créer un mythe identitaire non-religieux, isolé de la domination des clercs ; le merveilleux breton en art, que les Français se figurent volontiers être tout ou partie leur pré carré, est un imaginaire déjà européen dans le sens où il se diffuse de manière transfrontalière, au moins pour ce dont j'ai connaissance directe, entre tous les royaumes de Grande Bretagne, de France, d'Allemagne, de Suisse, d'Italie et un peu d'Europe du Nord, nous montrant par là qu'il y a mille ans déjà la conscience de classe existait sans peine et s'affranchissait largement des pauvres barrières nationales péniblement inventées par un XIXe de cartographes mongolos et racelards.


Culturellement, on remarque que la noblesse du nord qui produit, sponsorise, transmet et favorise ces récits aime à s'imaginer dans un certain type de relation sur le plan virilo-affectif : l'idéal de courtoisie, du XIe au XIVe à peu près, aime peindre ceux qui le revendiquent dans des élans assez paradoxaux, consacrés qu'ils sont à la conquête de la femme qui doit tout à la fois être fascinante, supérieure socialement et intouchable ou laissée intouchée, au risque de faire sombrer celui qui franchit cette barrière du mauvais côté de la conduite.


C'est cet aspect qui a, semble-t-il, le plus inspiré notre vieux queutard de René, qui en fait quelque chose d'assez épouvantable en réactivant cet idéal, mais transformé par le prisme de son assez détestable catholicisme de contention complexée. Barjavel est un auteur qui, tendanciellement, a énormément de mal à ne pas surcharger ses romans de scènes de cul, marquées autant par la complaisance que provoquent leur nombre et leur explicitation que par leur régulière condamnation morale, molle mais incessamment rappelée. Dans L'Enchanteur, le cul devient structurel et absolument aucune intrigue du roman n'échappe à un message de fond du roman (voire de l'oeuvre de l'auteur) qui rêve sans interruption d'une sexualité edenique d'avant la chute d'Adam et d'Eve. Merlin veut baiser Viviane mais ils n'ont pas le droit faute de perdre les pouvoirs dont ils ont besoin pour favoriser les autres. Arthur ne veut pas baiser Guenièvre parce qu'il n'a appris qu'à se battre. Perceval ne verra pas le Graal parce qu'il était trop con et inculte pour savoir qu'il ne faut pas baiser à droite à gauche. Gauvain n'a pas droit de finir son adventura parce qu'il a trop le jus aux couilles quand vient midi et quand arrive la lune (c'est un littéral bisclavret de la queue). Lancelot est à deux doigts de toucher le vase mais il préfère les fourrer dans Guenièvre parce que Viviane lui a trop appris à aimer. ETC ETCCCCCCCCCCCC.


Alors moi je déteste. Ça m'emmerde. Consommer des relation sexuelles, ça peut être très sympathique et je n'irais pas prétendre le contraire mais il est extrêmement rare qu'en art j'apprécie voir cette obsession illustrée, peut-être parce que le rapport interactionnel de la lecture me paraît être très éloigné de celui de deux personnes (ou plus si affinité) qui copulent. Ce n'est donc même pas tant par purisme ou par frigidité que par ennui que le bouquin m'a très et trop régulièrement tiré des soufflements, à chaque fois que la « punition » en forme d'échec de chaque amant satisfait contre son propre bien survient le long de quasiment 500 pages tout de même, laissant le motif être particulièrement bourratif. Je n'ai aucun intérêt spirituel et intellectuel à consacrer les puceaux, et je trouve à dire vrai assez suspecte une œuvre qui y consacre un tel intérêt.


Je déteste mais quand on regarde d'où viennent véritablement ces récits de chevalerie, peut-on tant que ça blâmer Barjavel au fond d'avoir accordé à la réalité du monde moderne une obsession de classe pour la rétention du désir qui s'y trouvait déjà contenu en germe, dans des formes adaptées à leur matérialité médiévale ? Sans doute pas.


Cette place prise par le motif est d'autant plus regrettable que l'Enchanteur est à part ça une très bonne vulgarisation / compilation de la matière de Bretagne. Si le récit, souvent découpé en très épisodiques micro-chapitres de trois à six pages en moyenne, peut sembler avoir quelque chose de feuilletonnant, de coq-à-l'âne, de bordélique dans sa conception, il rappelle assez les transitions qu'opèrent souvent les scribes médiévaux – et Chrétien dans son Perceval / Gauvain en premier lieu – dans leur montage et on prend souvent un plaisir sincère à suivre les trajectoires de Morgane, d'Arthur, de Lancelot, de Perceval, de Gauvain, de Galaad, de Viviane au fil d'aventures multiples qui constituent un vrai best-of de ce que la littérature médiévale a à livrer en termes d'imagerie géniale : les scènes de visions du Graal et du roi pêcheur sont exceptionnelles, la visite de l'infra-monde fait rêver à un bouquin consacré uniquement à ça, les duels sont étonnamment peu nombreux mais pas inintéressants, l'aventure de la Douloureuse Garde pourrait constituer le meilleur C-RPG du monde et le tout maintient un souffle épique dont il serait de mauvaise foi de vouloir priver Barjavel.


En somme, je n'ai pas tellement cessé de lever les yeux et pourtant j'ai aimé. Je lisais à l'origine le bouquin dans le cadre d'un début mollasson de préparation de mes cours de l'an prochain, qui porteront certainement en partie sur le Lancelot de Chrétien, mais je me suis vite retrouvé en cours de lecture à éprouver une assez forte envie de découvrir ce que Barjavel allait faire de ces lectures m'ayant fasciné quand j'étais un étudiant maltraité par ces putains de médiévistes : le Parzival, Chrétien, la parodie ou non qu'est le Bel Inconnu, le pearl poet et j'en passe.


Barjavel a su trouver sa place, en petit masturbateur qu'il est, au sein d'un corpus de types un peu trop préoccupés par l'idée de se tirer la plume ; et c'est sans doute d'avantage leur tradition que lui qui est à interroger.

S_Gauthier
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Textes - 2025

Créée

le 7 déc. 2025

Critique lue 37 fois

S_Gauthier

Écrit par

Critique lue 37 fois

2

D'autres avis sur L'Enchanteur

L'Enchanteur

L'Enchanteur

le 3 oct. 2014

De châteaux en émois...

Barjavel, écrivain doté d'une imagination féconde et d'une plume légère, visite ici le mythe arthurien. Son écriture demeure un bonheur à lire. Elle est fluide, aérienne et glisse comme l'eau dans un...

L'Enchanteur

L'Enchanteur

le 28 déc. 2015

Un Cerf blanc se promène dans ma tête...

L'Enchanteur ! Merlin de son nom, mais aussi un peu René ! Ce personnage qui fait promener un cerf blanc dans ma tête, galoper des chevaux dans ma tête, résonner les coups d'épées, sonner les...

L'Enchanteur

L'Enchanteur

le 14 juin 2012

Sacré Merlin !

Plus je découvre l'oeuvre de René Barjavel, plus j'aime cet écrivain. L'Enchanteur m'a enchanté. Je ne suis pas un expert de la légende Arthurienne. Je n'ai pas lu les premières oeuvres sur ces...

Du même critique

Gladiator II

Gladiator II

le 10 nov. 2024

Les singes vénères ils sont golri

Bien décevant projet que cette suite longtemps attendue du Gladiator de Ridley Scott qui, peut-être frustré face au poids des années s'étalant comme un tapis, aura décidé de surcompenser par la...

La Plus Secrète Mémoire des hommes

La Plus Secrète Mémoire des hommes

le 6 déc. 2021

Les littérateurs sont à fourcher.

La Plus Secrète Mémoire des hommes est un roman à plusieurs voix publié par Mohamed Mbougar Sarr en 2021. Dans une structure empruntée à la poétique de Bolaño, d'ailleurs abondamment cité en exergue,...

Guerre

Guerre

le 5 mai 2022

Carrefour.

Guerre est un roman de Céline, probablement rédigé dans le courant des années 30, constituant le premier vrai inédit publié avec un travail philologique d'édition sérieux depuis la fin de la...