« La culture du narcissisme », livre du sociologue américain Christopher Lasch, publié en 1979, avait radicalement changé ma vision de la société moderne. « L’ère du vide », du sociologue français Gilles Lipovetsky, publié 4 ans plus tard, le complète parfaitement.


Le sujet du livre est l’individualisme post-moderne et le narcissisme contemporain, le même que Lasch. D’ailleurs, Lipovetsky cite maintes fois son collègue américain dans l’essai intitulé « Narcisse ou la stratégie du vide ». Tandis que Lasch abordait cette thématique à travers le prisme de la famille, du sport ou de la thérapie par exemple, Lipovetsky étend encore l’analyse. Il formule le concept de « séduction », qui peut se définir comme la possibilité d’un choix à la carte de l’existence individuelle, conduisant à une atomisation des individus au sein de la société. Il s’intéresse aux thématiques de l’humour et du comique, de l’art, de la violence, de l’honneur, de la révolution et même de la musique. Cette étude large du phénomène individualiste post-moderne permet de mieux saisir ses enjeux, ses manifestations concrètes.


Mais on en vient ici à ce qui constitue ici le défaut de la thèse de Lipovetsky, selon moi. Ce défaut, c’est la fatalité extrême de l’émergence de la personnalité narcissique chez les individus post-modernes. Je le rappelle, selon Lipovetsky, le système contemporain est un système de séduction, qui propose un maximum de choix et de possibilités aux individus, leur permettant de fabriquer leur existence à leur convenance. Mais le corollaire de cette définition est que tous les choix de vie, dès lors qu’ils sont compris dans le cadre temporel de la post-modernité, plongent leurs racines dans un individualisme et un narcissisme excessifs. Ainsi, peu importe les phénomènes sociaux et les projets idéologiques, tous peuvent être expliqué par la volonté égocentrique des individus qui les portent.


Vous êtes ultra-connectés et vous ne pouvez plus vous passer de votre smartphone ? Vous êtes donc individualiste car vous vous renfermez sur vous-même et cherchez à vous couper du monde. A l’inverse, vous avez abandonné votre smartphone et cherchez à vous ouvrir aux autres et au monde ? Vous êtes également individualiste et narcissique car votre choix est marginal et à contre-courant, vous psychologisez vos relations à autrui et cherchez à améliorer votre petite existence par la rencontre et l’expérience ; vous recherchez la sensation, ou le sens de VOTRE vie.
La thèse de l’auteur ne laisse donc aucune issue : dès l’instant où vous faites un choix de vie, quel qu’il soit, vous devenez un produit de la société post-moderne individualiste. Comme plus aucun grand système de sens, aucune grande institution, aucune grande valeur ne guident le groupe, chaque individu est livré à lui-même et condamné à être libre, et donc narcissico-égocentrique. Fatalisme pessimiste ou Réalisme glaçant ?


De plus, il m’a semblé que beaucoup de traits considérés par l’auteur comme propres au narcissisme post-moderne étaient en réalité beaucoup plus anciens voire intemporels : philosophie moniste, culte du corps, rapport de domination dans les relations interpersonnelles, volonté de détachement passionnel et d’invulnérabilité émotionnelle, refuge dans une citadelle intérieure… Cela peut faire penser aux stoïciens, à Montaigne ou à Spinoza, non ? J’en déduis donc que les individus ne sont narcissiques que parce que leur époque l’est, et qu’ils n’ont donc aucun moyen de ne pas l’être…


Le texte est parfois ardu, l’auteur utilise un vocabulaire de niche, des concepts et des néologismes rares, parfois des phrases à rallonge. Mais dans l’ensemble, le propos est limpide et le message clair, et on trouve au fil des pages quelques paragraphes brillants.


Il faut aussi saluer le talent visionnaire exceptionnel de l’auteur, qui refuse les poncifs absurdes ou les constats obsolètes, comme par exemple : « Olalala la société de consommation nous pousse à acheter et à nous définir uniquement à travers ce que nous possédons, elle détruit les codes traditionnels pour créer un consommateur uniformisé et standardisé tel un robot… ». Non, au contraire, Lipovetsky va beaucoup plus loin, il comprend que la consommation purement matérialiste ne dépasse pas les années 60, et que la logique de la séduction s’immisce beaucoup plus profondément dans la personnalité. A ce sujet, il écrit : « c’est le « matérialisme » exacerbé des sociétés d’abondance qui, paradoxalement, a rendu possible l’éclosion d’une culture centrée sur l’expansion subjective, non par réaction ou « supplément d’âme », mais par isolation à la carte. La vague du « potentiel humain » psychique et corporel n’est que l’ultime moment d’une société s’arrachant à l’ordre disciplinaire et parachevant la privatisation systématique déjà opérée par l’âge de la consommation. ». C’est quand même bien plus poussé !

Amarogg
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le 4 août 2021

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Amarogg

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