N’être plus rien quand on est un moins que rien est une authentique promotion

Patrice Jean, professeur de lettres modernes en activité, nous a livré en 2017 son 5ème roman qui n’est pas passé inaperçu (contrairement aux autres), pétri d’une belle férocité de la veine pourtant surexploitée de la satire sociale. On aurait pu craindre un nième machin pleurnichant sur les ravages de la modern solitude, du couple vrillé, des enfants moisis, du boulot déprimant, du tournant de la quarantaine/cinquantaine qui finit dans le fossé, une nième parution ni tout à fait mauvaise, ni tout à fait réussie, portée par une prose ni tout à fait mollassonne, ni tout à fait tenue, bref un galimatias contemporain dont les tristes bennes des joyeux lecteurs sont malheureusement remplies. On aurait pu, mais on aurait eu tort.


L’homme surnuméraire est un roman déglingué, dans le bon sens du terme. Il a le bon goût de ne pas s’inscrire dans ce conformisme résultant d’une littérature qui se vouerait, comme c’est trop souvent le cas, à réparer le monde, à montrer le droit chemin. Car Patrice Jean ne cherche pas à réparer, il défonce. Pour ce qui concerne le matelas de l’histoire, rien de vraiment neuf : on y parle de nos traumatismes sociaux, sexuels, familiaux ou politiques.


L’homme surnuméraire c’est d’abord l’histoire de Serge, agent immobilier en vacances familiales à la Baule, qui achète des billets de cirque pour les offrir à ses ados. Il passe à leurs yeux immédiatement pour un ringard et à sa grande surprise sa femme se range du côté des enfants. A partir de cet instant il comprend qu’il est de trop et il va subir une profonde dérive : ringard pour sa femme, pas assez fun, pas assez cultivé, pas assez ambitieux, pas assez socialement engagé, bref, un con pour les siens, limite de « droite », c’est dire.. Il n’est plus qu’une tirelire, sans autre fonction que celle de remplir la gamelle familiale. Le sol se dérobe sous ses pieds. Honteuse de son mari, la femme se lance à corps perdu dans les grandes causes philanthropiques néo-féminisme-victimaire-anti-racisme-anti-capitalisme toutes plus belles les unes que les autres, ça va sans dire.


En parallèle, un autre type, Clément, lit le roman L’homme surnuméraire. On a donc un mec qui lit le roman qu’on est en train de lire. Vous voyez l’astuce ? Clément c’est l’archétype du désabusé cultivé lettré errant de petits boulots en périodes de chômage plus ou moins longues, en couple avec une jeune prof de lettres bien dans ses baskets mais qui va finir par lui chier dans les siennes, à lui, de baskets, à Clément. Elle lui trouve quand même un petit boulot dans une maison d’édition : nettoyer les vilains auteurs classiques pour les mettre en conformité avec notre humanisme du moment.


Et le roman est un écho entre ces deux personnages, Serge et Clément, chacun dans une lutte contre les mêmes démons. Mise en abyme, décor planté et saines bases romanesques établies, Patrice Jean peut se lâcher. Milieu universitaire, milieu de l’édition, engeance germanopratine, tous passent au sanibroyeur schopenhauerien. Ca gicle contre les murs, ça sent la merde fraîche. Les mutins de Panurges (comme disait Muray), fiers crâneurs de leurs transgressions et de leurs victoires émancipatrices, et paradoxalement si prompts à se coucher aux premiers grognements des petits vigilants, y sont désossés morceau par morceau.


Jubilatoire, quelques vraies bonnes pages de littérature.


Patrice Jean se révèle être un portraitiste hors pair, féroce et plein d’humour, nihiliste aussi, avec, on le sent bien, la tentation du néant en embuscade : il n’entre-ouvre aucune porte. On lui en sait gré.



A ce stade de la déréliction, il n’était plus très loin de la lecture,
ni de la littérature, cette plaisante retraite des bannis de
l’existence.



EDIT mai 2018 - Quand la réalité rejoint la fiction : Des « sensitivity readers » ont fait leur apparition aux États-Unis. Leur rôle : réécrire les livres pour qu'ils ne froissent personne.

-Valmont-
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le 20 janv. 2018

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