L'Île d'Arturo
7.9
L'Île d'Arturo

livre de Elsa Morante (1957)

Arturo est un petit con.
Wilhem, son père, est une ordure.
Ah! ça fait du bien! Après avoir achevé ma lecture, c'est la première chose que j'avais envie de partager. Le narrateur, Arturo, a probablement le double de l'âge qu'il avait pendant l'année que raconte ce roman. Les correctifs qu'il apporte sont exempts de jugement sur celui qu'il était; ils ne portent que sur certaines informations, ou sur des interprétations psychologiques, que le recul de l'homme mûr permettent. Il laisse donc dans toute sa splendeur éclater cette vérité:
Arturo est un petit con, vaniteux, chiant, presque sadique.
Son père est une ordure, veule, lâche, menteur.
Elsa Morante nous met dans une position assez inconfortable: dès le départ, nous voyons assez clairement ce que l'admiration démesurée qu'Arturo éprouve pour son père lui cache. Or, cette admiration est la source de l'orgueil d'Arturo, qui lui fait regarder comme un tas de boue le reste de l'humanité. Ce double aveuglement (sur soi et sur le père) donne à la lecture l'allure d'une attente qu'on peut savourer différemment. Pour ma part, j'attendais impatiemment que la réalité frappe Arturo violemment (ce qui ne manque pas d'arriver) ; j'imagine qu'on peut craindre aussi pour le personnage, si on le trouve attachant, le moment où son château rêvé s'effondrera.
L'île d'Arturo n'est ni le premier (après tout, Madame Bovary et Le rouge et le noir jouent aussi dans cette catégorie) ni le dernier livre à nous présenter au plus près, et pendant des centaines de pages, les pensées d'un personnage auquel on a envie de donner des claques. Dans cette série, Arturo a pour lui d'être un adolescent, passant au cours du roman presque à l'âge adulte sans que ce soit un réel atout. Je crois que, mis à côté de beaucoup de narrateurs adolescents créés par les collections spécialement dédiés qui naissent sans cesse depuis une dizaine d'années, Arturo détonnerait par son absence totale de remords, d’atermoiements véritables, et même d'hésitations, car ses actions sont soit totalement inaccomplies (à l'image de la lettre finale pour le père), soit accomplies directement, comme son faux suicide. J'ignore si l'adolescence a changé depuis l'Italie des années 50, ou si, en s'héroïsant, le personnage de l'adulte en devenir a dû intégrer des facettes positives, sympathiques. Toujours est-il qu'à mes yeux, le rêve insulaire qu'est la vision du monde d'Arturo vaut par sa brutalité sans nuance. Cette brutalité s'exerce principalement sur les femmes, méprisées bien plus que désirées dans ce livre.
La nuance, on la trouve surtout dans la relation entre Arturo et son île, Procida. Elle est la projection de ses interrogations et de ses désirs. Je retiens la page magnifique qui décrit comment, d'un coup, l'adolescence pousse Arturo dans des promenades enragées où la Nature le frappe, où il frappe la Nature. On la trouve aussi dans les facettes multiples de la belle-mère aimée et haïe, qui joue à peu près le même rôle, mais qui, contrairement au paysage, possède son intériorité propre, à laquelle Arturo n'aura jamais vraiment accès. Nunziata, N., est un personnage aussi agaçant que les autres mais beaucoup plus complexe; et puis, pourquoi le nier, c'est une victime, je peux difficilement me ranger du côté des Gerace...
Vous allez me dire: "Ce sont bien des mots négatifs pour une note aussi positive". C'est que je trouve ça bien, un livre âpre qui ne séduit pas par des personnages attachants affrontant des forces extérieures hostiles. A Procida, les personnages sont porteurs de leur propre tragédie, qui est leur orgueil et leur isolement, mais sans grandeur tragique. Je n'y reviendrai sans doute pas, mais cette expérience m'a suffisamment intrigué pour que je lise une autre fois, à l'occasion, Elsa Morante.
PS: si la traduction de Michel Arnaud est bonne, fidèle à l'original et tout, alors Morante a un goût marqué pour les phrases déséquilibrées et les paragraphes gâchés par leurs conclusions. J'ai toutefois quelques doutes, notamment à cause de quelques phrases vraiment bizarres dans les cent dernières pages, comme si le traducteur avait eu hâte de terminer...

Surestimé
7
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le 19 juil. 2015

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Surestimé

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