Félix Gaudissart est commis voyageur. Il pourrait être le Jean-Claude Convenant de 1830. Mais Caméra café n’est pas la Comédie humaine des années 2000, loin de là. On a un peu plus qu’un sketch passable. La nouvelle de Balzac tirerait plutôt du côté du fabliau, sur le thème de l’escroc escroqué ; mais peut-être escroc tout de même… (Il me semble que Balzac s’est aussi inspiré de fabliaux pour ses Contes drolatiques.)
Félix Gaudissart, donc, arrive en province, à Vouvray plus exactement, avec la ferme intention d’y vendre des abonnements au Globe, au Journal des enfants et des assurances. Par jeu, M. Vernier l’envoie démarcher M. Margaritis, vigneron fou qui a du vin à vendre. Un arrangement est conclu, chacun croit s’en tirer. Quand le commis voyageur, de retour à l’auberge découvre qu’on a « fait le poil à l’Illustre Gaudissart » (p. 598), un duel a lieu. Mais finalement, « l’affaire pourra s’arranger, moyennant vingt francs d’indemnité ».


En « Pléiade », c’est Pierre Barbéris qui s’est chargé d’éditer l’Illustre Gaudissart. On peut débiner la critique littéraire marxiste, on doit admettre qu’elle s’applique parfaitement à cette nouvelle. En concluant que Gaudissart « ne peut plus ni parler ni penser en dehors du système : il semble en être le juge et n’en est que l’indice » (p. 260), il me semble que l’introduction en met assez bien en lumière la modernité.
Que la Comédie humaine oppose Paris et la province, tout lecteur lettré le sait, et cette première partie du diptyque des Parisiens en province le rappelle. Écrire, comme le fait l’éditeur, que dans l’Illustre Gaudissart, « la “civilisation” n’est ni l’Éden ni le progrès ; elle déclasse l’Éden et fait mentir le progrès ; contre elle témoigne l’Éden, mais contre elle aussi parle un progrès au service du profit, un progrès inauthentique » (p. 557), il me semble que c’est tirer l’œuvre du côté politique sans la trahir. Si la capitale et la province s’opposent chez Balzac, l’une ne vaut pas mieux que l’autre – d’où la noirceur sur laquelle se détachera le rire jaune du fabliau.
Il ne faut surtout pas croire que cette lecture politique (1) naisse ici d’une marotte de critique. Il me semble que Balzac ne fait rien d’autre que de déplorer – déjà – le primat de l’économie sur la politique dans ce qui s’apprête à devenir la société industrielle quand l’agent d’assurance déclare au vigneron « Vous le voyez, monsieur, chez nous la vie a été chiffrée dans tous les sens… » (p. 588). Les Gaudissart modernes, moins francs, parleraient de solutions prévoyance (2), mais le fond reste extrêmement visionnaire.


Comme on retrouve par ailleurs, dans l’Illustre Gaudissart, une bonne partie de ce qui fait le sel des récits de Balzac, la solidité littéraire du récit est assurée. Et ce qu’on notera, c’est que les personnages qui servent de contrepoids à notre V.R.P. triomphant ne valent pas mieux que lui. Par la voix de Vernier, ils expriment leur vexation d’être « assimil[és] gratuitement à des gens sans le sou, sans aveu, sans feu ni lieu ! Qu’avons-nous fait pour cela, nous pères de famille ? » (p. 595).
Il serait intéressant d’étudier comment la modernité s’est aussi construite par opposition à cette figure du provincial, mi-plouc, mi-bourgeois, que Balzac met en scène. Parce qu’en définitive, il n’y a que deux personnages de l’Illustre Gaudissart qui paraissent à peu près sauvables. M. Margaritis, au moins, n’a pas conscience de la déchéance dans laquelle tout marine. Mme Margaritis s’occupe de son mari.


(1) Qu’on ait ici une lecture « de gauche » d’un auteur « de droite » en dit moins sur Balzac, me semble-t-il, que sur les notions de droite et de gauche : vous aurez remarqué les guillemets-pincettes.


(2) Il faut bien s’imaginer que Gaudissart prononce « la vie a été chiffrée dans tous les sens » avec la joie naïve, peut-être enfantine, que son nom indique. Par ailleurs, une phrase exemplaire sur l’apprentissage de Gaudissart met en lumière la place que le langage y joue : « Marché conclu, traité signé, le voyageur fut mis en sevrage chez le secrétaire-général de l’administration qui débarrassa l’esprit de Gaudissart de ses langes, lui commenta les ténèbres de l’affaire, lui en apprit le patois, lui en démonta le mécanisme pièce à pièce, lui anatomisa le public spécial qu’il allait avoir à exploiter, le bourra de phrases, le nourrit de réponses à improviser, l’approvisionna d’arguments péremptoires ; et, pour tout dire, aiguisa le fil de la langue qui devait opérer sur la Vie en France » (p. 567-8). Aujourd’hui, on appelle ça marketing opérationnel.

Alcofribas
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le 21 nov. 2020

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