T’ouvres le bouquin, déjà ya le poids, 1 kilo facile. Puis ya le premier chapitre qui te met direct dans le bain. Un raz de marée de talent. Une scène si bizarrement écrite, et si verbeuse, que tu te demandes dans quoi t’as embarqué. Mais tu prends peur aussi. Ça va être comme ça tout le long ? Oui oui, et ça va même être encore meilleur.


Mais faut pas paniquer. Bien sûr, on est plongé sans ménagement dans un univers touffu, envahi de sigles, de notes en fin de livre parfois plus longues que le passage auquel elles se réfèrent, de verbiages trompeurs dans lesquels se cachent du terrible au milieu du drôle, et de l’essentiel au milieu du digressif. Mais assez vite, on comprend deux choses.


La première c’est que le langage infatigablement génial de Wallace édifie constamment des ponts pour le lecteur qui sait y être attentif. Il finit non seulement par créer une musique à laquelle on s’habitue, mais dont on finit aussi par anticiper les variations. Je dirais qu’au bout 500 pages, on sort la tête de l’eau et on commence à naviguer tranquillement dans le livre.


La deuxième chose, c’est que tous les détours opérés par le texte ne sont pas superflus puisqu’ils sont géniaux, et que c’est bien là que réside l’entreprise fantastique de ce bouquin. Il demande nécessairement de s’oublier dans ses détours. Mais quels détours !


Le truc c’est qu’à chaque nouveau chapitre, on se surprend à trouver ça encore plus fort qu’avant. Une fois ce sera la description totalement hallucinée d’un bad trip. Après, ce sera un jeu de rôle mêlant tennis et géopolitique mondiale, virant en guerre nucléaire dans une analogie délirante qui ne fait plus la différence entre le littéral et le figuré. Ensuite, ce sera un dialogue entre deux frangins avec au moins une fulgurance tous les quatre mots. Les situations développées dans le livre sont tout bonnement indescriptibles.


Quelques truc en vrac : les notes de fin de livre dans lesquelles tu sens parfois que Wallace se fout de ta gueule. Le dialogue entre Steeply et Marathe qui semble figé dans le temps, le livre avance plus vite qu’eux. La filmographie hilarante de James O. Incandenza. Orin au pied d’or et ses entretiens avec la journaliste de Moment. Les apparitions des terroristes handicapés qui sont parmi les scènes les plus inventives qu’il m’ait été donné de lire. Ou encore : Gentle, le crooner devenu premier président à avoir fait tourner son micro par le cordon pendant son discours d'investiture.


Bref, ça ne n’arrête jamais. C’est frénétique. Comme si Wallace avait un millions d’idées et qu’il avait trouvé pile-poil la place qu’il leur fallait. Si je devais décrire sa plume d’après mes références persos, j’y verrais le croisement entre Pynchon, K.Dick et Echenoz. Pynchon pour le langage codifié, le techno dialecte, l’érudition. K.Dick pour l’univers politique complexe saisi à travers les milliers de bribes que le lecteur devra pêcher ici et là. Et Echenoz pour les jonglages de mots, les détournements de points de vue, les jeux de surnom, les étirements de temporalité, et à peu près tout ce qui est faisable en matière de rouerie littéraire. D’autres encore y verront du Proust ou du Joyce.


Et ce qu’on obtient finalement, c’est un livre putain de drôle ! Drôle quasiment à chaque ligne. Une virtuosité à la limite de l'indécence, qui se traduit tout à la fois par un vrai sens de l'observation doublé d’un humour à terrasser n’importe quel écrivain, et une empathie qui flirte avec le vécu - mais peut-on vivre mille vies ?


Mais attention. C’est qu’au milieu de cette logorrhée magique, il y a bien une intrigue qui fait son bout de chemin. Des liens se tissent. Des détails étranges prennent sens, et ces sens convergent vers un point unique. Un mouvement lent agit pour réunir les trois pans narratifs du livre : la famille Incandenza, le programme d’Ennet House et les Assassins en fauteuil roulant.


C’est une structure réticulaire qu’on ne soupçonnait pas. Une cathédrale qui se construisait là, sous nos yeux, alors qu’on croyait voir un édifice bancal. Evidemment, on se trompait. Et les presque-1500 pages avancent ainsi dans un torrent d’histoires, de dérives délicieuses, d’informations qui font sens 200 pages plus loin, de renversement d’éléments qu’on pensait acquis puis qu’on perd et qu’on retrouve, de chapitres qui commencent nulle part et qui finissent exactement là où on ne les attendait pas.


L’Infinie Comédie est un roman à tiroirs, et Wallace un mec qui aime raconter des histoires.


Rien de plus normal finalement, puisque le cœur du livre c’est l’addiction. Le danger de la “Substance” et les mouvements qu’elle impose au corps et à l'esprit. On pourra alors voir dans le délire stylistique et structurel du livre une façon de reproduire ce mouvement. On n’en finit plus de se perdre dans les souvenirs, toujours à distance du réel, toujours éloigné du dénouement, au bords du précipice, formant des circonvolutions qui nous aspirent vers l’infini.

-Alive-
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le 28 mars 2020

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