L'Odyssée
9.6
L'Odyssée

livre de Homère (2022)

De quoi parle l'Odyssée ?

Ne causant pas grec ancien, je ne vais ni m'aventurer à juger la traduction de Brunet ( dont l'approche particulière est pourtant super intéressante, puisque, s'éloignant du "monument littéraire sacré", il essaie de rendre sensible le côté "chanté" du texte ) ni à CRITIQUER littérairement l'Odyssée ( !?! sérieusement !?! ).


...juste l'aborder sous un angle particulier, trop rarement commenté, et qui semble important : La subjectivité /vs/ sincérité du récit d'Ulysse.


ceux qui ont lu mes critiques de Blanche Neige, de la Belle au bois dormant, du Roi et l'oiseau sont déjà habitués à cette façon de parler d'un seul aspect (1)

( précision: pour ne pas encombrer, les notes explicatives sont dans les commentaires )

ça ne signifie pas du tout que je veux restreindre l'œuvre à ce seul détail - juste que d'autres parleront mieux que moi du reste.


La plupart d'entre nous connaissent l'Odyssée. Ils savent de quoi elle parle...ou croient savoir.

La plupart d'entre nous n'ont lu l'Odyssée que via des résumés, des adaptations pour enfants ou adultes, sans jamais lire le texte original entier ( traduit du grec ancien ), sans jamais se demander si ces résumés, ces adaptations, lui sont fidèles.


La réponse est simple : non.


Sans rentrer dans les querelles d'experts ( passionnées, passionnantes ) sur la meilleure manière de traduire un terme, une épithète homérique, sur la versification, je veux parler d'une différence beaucoup plus large, qu'on ne voit qu'en prenant du recul.

...et qui me pousse carrément à me demander :

que raconte Homère ?

que dit ce texte ?

quel est le sujet de l'Odyssée ?

Question facile !

Votre réponse, bien sûr sûr : les voyages d'Ulysse, ses aventures fantastiques pour renter chez lui.

Tout le monde nous l'a dit, toutes les présentations vont dans ce sens, et ont façonné notre représentation.

Pas pour nous tromper, juste en suivant la pente naturelle.


Comme si, pour dessiner un rhinocéros, on dessinait une grosse corne, et un tout petit corps, parce que c'est la corne du rhinocéros qui nous intéresse.

Pour décrire l'Odyssée, nous en sommes restés à ce mode de représentation typique du moyen-âge, qui accorde aux sujets une place proportionnée à l'importance qu'il revêt : le roi beaucoup plus grand que le paysan, le château que la ville...

Pour en sortir un instant, changeons de méthode, regardons large, et cartographions le texte.

- mais, déjà , si vous préférez garder de l'Odyssée l'image que vous vous en étiez faite, ne prenez pas la peine de lire la suite de cette critique, qui va, comme un blaireau, obstinément, chercher à creuser son tunnel dans l'œuvre immense - vous voilà averti.

Ouvrir l'Odyssée - en texte intégral - c'est tomber d'abord sur une prière du poète qui demande à la muse de lui conter l'histoire.

Puis Athéna convainc Zeus d'ordonner à Calypso de laisser Ulysse rentrer chez lui, et, déguisée en simple mortel, la déesse se rend sur l'île d'Ithaque, chez Ulysse.

Le récit peut commencer...


...en suivant, non Ulysse, non Pénélope, que nous considérons toujours comme les protagonistes principaux, non plus les monstres et créatures magiques si importants dans notre représentation de l'Odyssée;

pas du tout !

On va suivre Télémaque.

Longtemps.


L'Odyssée, c'est 12 000 vers, plus ou moins (2)

Pendant les 2 222 premiers, on suit le fils d'Ulysse.

Quel intérêt ?

Il est double : privé et publique.

Télémaque a un gros problème : son père est absent depuis presque 20 ans ! Et il ne sait s'il est mort ou vivant.

Télémaque est l'enfant d'Ulysse, il a grandi sans lui et sans même savoir s'il est encore vivant.

Mais il est aussi son héritier: Ulysse est roi d'Ithaque - oh, c'est une petite île, et donc un petit roi : imaginez un roi de l'île de Groix, par exemple. (10)

...mais n'empêche, sur Ithaque, c'est lui le maître. Sa maison est le palais royal, sa femme est la reine, et son absence, c'est l'absence du roi.

20 ans !

Imaginez la situation :

Qu'il soit reconnu mort, et sa succession s'ouvre.

Qu'il revienne, et il reprend son trône - sauf coup de force des autres familles nobles de l'île, qui ont toutes envoyé leur fils courtiser Pénélope, occuper son palais, s'efforcer d'obtenir le pouvoir.


Cette situation insupportable parle aux grecs de l'époque, ils en comprennent immédiatement toutes les conséquences. Cet aspect public, politique, du drame n'est pas le moins important.


...et, côté privé, Télémaque empêché d'accéder à l'état d'adulte, d'héritier de son père, traité en enfant par les courtisans nobles, plus forts que lui bien qu'il soit fils du roi, rabaissé, moqué, ignoré; rendu fou de colère par les louvoiements de sa mère (3)

...Télémaque qui ne supporte plus ces prétendants qui se conduisent chez lui comme chez eux, qui dévorent ses troupeaux et son trésor, qui profitent des servantes, qui exigent chaque jour que sa mère choisisse enfin l'un d'eux.

Il les hait, tous.

Il en est venu à haïr sa propre mère aussi, à cause de ses ambiguïtés calculées ( ce n'est pas la femme du rusé Ulysse pour rien ).


Très moderne (4), l'Odyssée aborde tous les aspects de cette absence du père-roi :

c'est avant tout, l'histoire du manque, l'absence du père de Télémaque ( et de l'époux de Pénélope, mais on en parlera + tard ); déjà, on comprend qu'il préfèrerait encore le savoir mort que rester dans l'incertitude.

Les rumeurs, les infos invérifiables qui lui parviennent (5) lui font plus de mal que de bien - il ne veut plus les entendre.


Très clairement, Homère nous montre que ce vide non résolu bloque le déroulement normal des choses.

Le tissage éternel de Pénélope fonctionne comme une image de ce piège temporel : Le temps ne passe plus chez eux.

Le cours des choses est paralysé(6):

Télémaque, malgré son âge, ne peut accéder au statut d'adulte (7)

L'Odyssée, d'abord, avant d'être l'histoire des aventures d'Ulysse, est:

l'histoire de son absence.

Avant de se percher sur l'épaule d'Ulysse, le récit volète longtemps autour de son fils et nous fait sentir toute la souffrance de sa situation intolérable, toute sa frustration, toute sa rage...

...on suit sa tentative pour reprendre le contrôle de son destin, en quittant discrètement Ithaque, en allant, sur le conseil d'Athéna déguisée, rencontrer les compagnons d'armes d'Ulysse, Nestor et Ménélas ...

...en parallèle, on voit les prétendants envoyer l'un des leurs à sa poursuite, pour l'éliminer et faciliter ainsi leur prise de pouvoir...


...et on quitte ce fil narratif à cet instant, sur ce péril imminent, pour sauter d'un bond gigantesque jusque chez Calypso, et y voir, pour la première fois, cet Ulysse dont on a parlé pendant 2 222 vers.

...ensuite, en 1 757 vers, on voit Ulysse quitter Calypso, faire naufrage à cause d'une tempête et s'échouer sur l'île de Nausicaa, la Phéacie, où il est accueilli au palais...

Pas un seul monstre non plus dans cette partie, juste la mer déchaînée par Poséidon qui déteste Ulysse, la routine quoi !


...et là, enfin ! devant le roi phéacien et sa cour, Ulysse raconte ses aventures.

En 2 223 vers, il décrit le départ de Troie, la dérive de ses bateaux jusqu'au pays des lotophages ( hors du monde connu des grecs ), puis le cyclope, l'île d'Eole, les lestrygons géants cannibales, la magicienne Circé qui change l'équipage en porcs sauf lui, les enfers où il rencontre des morts, les sirènes, Charybde et Scylla, l'île d'Hélios où ils dévorent les troupeaux du dieux soleil, et, après encore quelques tempêtes et naufrages ( je ne les compte plus, hein ! ), l'arrivée chez Calypso qui va le garder 7 ans "captif" d'amour.


On est au milieu du texte, au vers 6 202


Si vous avez bien suivi, cette première moitié se découpe en 3 blocs grossièrement équivalents d'environ 2 000 vers chacun :

1- Les soucis de Télémaque ( qu'on nomme la "Télémachie" )

2- Le voyage/naufrage de chez Callypso à chez Nausicaa

3- Ulysse qui raconte ses aventures chez Nausicaa ( "les récits chez Alcinoos" )


Puis la 2e moitié de l'Odyssée va montrer, en environ 6 000 vers, comment le peuple de Nausicaa, ému par les histoires d'Ulysse, le reconduit sans mal à Ithaque, où il va, déguisé, prendre contact avec Télémaque ( qui a échappé à celui qui devait l'assassiner ), et organiser soigneusement avec lui le massacre des prétendants, se faire reconnaître de Pénélope ( prudente ) et pendre au milieu de la cour toutes ses servantes-esclaves qui ont cédé aux avances des prétendants ( comme si elles avaient eu le choix ! ) : c'est le Happy end.


Je laisse à d'autres le soin de commenter toute cette 2e partie ( qui appelle bien des remarques ) pour rester sur le sujet de cette "critique" qui n'en est pas une :

- Pas l'ombre d'un monstre, même tout petit, dans tout ça. Les seules créatures surnaturelles qu'on y rencontre sont des dieux ( surtout la déesse Athéna, en fait ), comme dans l'Iliade.


Vous allez dire : mais si !

...le cyclope, les lestrygons, les sirènes, Charybde et Scylla...tout ce qui fait la renommée des voyages d'Ulysse !


c'est vrai, on en parle dans le 3e bloc, chez Nausicaa et Alcinoos.


...ou plutôt, Ulysse en parle.


Alors que le reste nous est conté directement par Homère, alors qu'on voit les évènements "normaux" se dérouler, toutes ces aventures fantastiques de monstres sont racontées, non à nous par Homère, mais par Ulysse à ses hôtes phéaciens.

C'est un récit enchâssé dans le récit (8)

Dans l'Odyssée, ce texte de quelques 12 109 vers, seuls 2 223 environ ( un sixième ) concernent les aventures fantastiques, mais en mode indirect, racontées par un Ulysse en délicate posture - cherchant à se concilier la sympathie et l'aide des nobles phéaciens.

Mais qui est Ulysse ?

Le rusé.

Le renard.

L'inventeur.

Le menteur.


Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Homère, cohérent avec toutes les autres traditions grecques sur Ulysse - elles sont nombreuses et variées, seul point commun : le superpouvoir d'Ulysse; c'est la fourberie.


Il a le don d'éloquence, et n'a pas de parole, il échappe au cyclope en lui mentant, dans l'Odyssée il promet la vie sauve à un ennemi capturé qu'il interroge - et l'égorge aussitôt qu'il a tout dit.

Il triche, se déguise, dit ce qui l'arrange, tait le reste - il a délibérément caché à son équipage qu'ils allaient vers Charybde et Scylla, alors qu'il était prévenu - dans le chant XIII, il ment même à Athéna déguisée, ne l'ayant pas reconnue tout de suite, et elle se moque de lui, souligne son habitude de mentir comme il respire.

A Ithaque, il rentre chez lui, non comme un roi et un père, mais comme un mendiant pour mieux tuer par surprise les prétendants, sans leur laisser une chance de partir.

Ulysse, c'est la ruse et le mensonge personnifiés. "L'homme aux mille ruses".


Quel crédit, alors, apporter à son récit ?


Il est en terre étrangère, dans la cour d'un roi pour l'instant bienveillant, mais entouré de jeunes nobles excités qui le défient sans cesse. En leur contant ses aventures, il usurpe la fonction d'aède - ce qu'il n'est pas - la parole de l'aède étant sacrée. Et soudain, là, Ulysse-le-tricheur deviendrait Ulysse-qui-dit-vrai ?


On peut se poser la question de la sincérité de son récit (9).


Non pas : est-ce que ce récit est vrai dans l'absolu ? mais : est-ce qu'Homère nous donne à voir un Ulysse qui dit vrai, ou un Ulysse qui ment comme d'habitude, qui dit ce qui l'arrange, qui invente ?


Tout le bestiaire fantastique de l'Odyssée est entièrement contenu dans les vers qui sortent de la bouche d'Ulysse, Ulysse qui cherche à obtenir l'aide des phéaciens.

Ce qui amène plusieurs questions :

- Homère a t'il pu montrer Ulysse déroulant un tissu de mensonges sans nous signifier formellement qu'il ment ? Est-ce concevable ? Sommes-nous assez au courant des conventions narratives de l'époque pour trancher, sachant que l'Iliade et l'Odyssée sont des textes uniques, bien différents par leur forme et leurs conventions de tout le corpus de traditions préalables ?

- Quel était le sentiment de l'auditoire grec écoutant le récit d'Ulysse ? Comment le recevait-il ?


On le voit, l'Odyssée, loin d'être le récit des voyages d'Ulysse, est d'abord celui des souffrances de Télémaque et Pénélope à Ithaque, puis ( en passant par quelques naufrages ), la narration d'Ulysse racontant ses aventures fantastiques aux phéaciens qui l'ont recueilli.

...et ensuite, le retour à Ithaque et le carnage méticuleusement organisé ( de la jeunesse masculine noble de son île ! ) pour récupérer son trône.


Alors, vrai ou faux ? Récit sincère ou mytho mythologique ?

moranc
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste VERSUS

Créée

le 28 oct. 2023

Critique lue 105 fois

13 j'aime

25 commentaires

moranc

Écrit par

Critique lue 105 fois

13
25

Du même critique

Portrait de la jeune fille en feu
moranc
8

je n'aime pas la jeune fille en feu

( d'abord évacuer vite les détails de réalisation qui m'ont choqué : la barque. Quand on tombe à l'eau en mer avec ce genre de robe, les chances de s'en sortir sans aide sont faibles, tellement le...

le 9 mars 2024

21 j'aime

13

Le Roi et l'Oiseau
moranc
8

un individu louche

On est en janvier 1988. Un homme se lève et demande : "Monsieur Grimault, toutes ces bobines qui dorment sur vos étagères, tous ces dessins animés... pourquoi ne pas nous les montrer tous ?" Dans la...

le 7 août 2023

19 j'aime

70