C’est toujours un immense plaisir de retrouver l’intelligence, l’érudition élégante, la classe de la philosophe, philologue, helléniste, Académicienne (etc.) Barbara Cassin, une de ces intellectuelles si libres et sûres de leur liberté qu’elles vont jusqu’à entrer au Quai Conti (Chantal Thomas, Marguerite Yourcenar…). C’est peut-être le premier « beau-livre » que je lis, et si jusque-là je n’aimais pas le principe, je vais devoir amender ma position. Tout est beau, dans L’Odyssée au Louvre, et sert la beauté du propos : Barbara Cassin lit Homère en philosophe, à l’aide d’œuvres d’art et d’antiquités de la Galerie Campana du Louvre (que j’ai découverte le week-end dernier et quelle beauté, là aussi).
Homère est en effet celui qui par excellence ne se contente pas d’imiter, de représenter, mais celui qui met en acte les mots, fait agir – eisagei – ce dont il parle : bref, c’est un poète, qui « fait », poiei, il opère, fabrique, crée un monde. Il fait passer du non-être à l’être, de la puissance à l’acte. (p. 18)
De quoi s’agit-il ? De l’Odyssée, bien sûr, le récit de tous les récits, palimpseste des palimpsestes, alma mater de la littérature occidentale. Et l’autrice, spécialiste des sophistes et des présocratiques, d’établir un lien entre Parménide et Homère grâce au mot rare empedon que l’on trouve à la fois dans Sur l’Être et l’Odyssée : Barbara Cassin lit « l’Être est, le non-Être n’est pas » dans l’épisode des Sirènes où Ulysse, fermement attaché au mât et empedon, planté là au sol, est confronté à son identité réflexive puisqu’elles lui chantent ses propres aventures.
Empedon est pour moi cet index dressé. C’est le mot qui m’a mis la puce à l’oreille, qui m’a fait prendre conscience du palimpseste entre Parménide et Homère, de la ré-écriture de l’épopée par la philosophie. L’Odyssée en sous-texte de l’ontologie ! C’est l’indice d’une citation même pas cachée, qui se dit à la fois du héros mythique, Ulysse, et du héros logique, l’Être, et ce, au même moment pour chacun, lorsqu’il y va de leur identité réflexive, le même que soi-même. (p. 99)
Elle dissèque ainsi 5 épisodes fameux de l’Odyssée (Calypso, le Cyclope, les Sirènes, Circé, et le retour à Pénélope ; l’Odyssée, une histoire de femmes…) et en retire à chaque fois la moelle philosophique : le monde païen, le signifiant, l’ontologie, la langue performative, le retour et la nostalgie… Tout ça sous l’égide, entre autres, de Parménide et Nietzsche, avec des illustrations magnifiques, sans jamais être pesante ou absconse (ce sont des retranscriptions d’un cycle de conférences à la Chaire du Louvre), dans sa langue libre et magnifique qui fait résonner le grec ancien, cet artefact d’un monde englouti, dans le nôtre.
Pour moi qui n’ai jamais pu lire l’Odyssée – je me confesse –, ce livre est une porte d’entrée incomparable. Je découvre avec éblouissement la fin : Ulysse, à peine rentré à Ithaque, doit repartir pour gagner le pardon de Poséidon. Aux Enfers, le devin Tirésias lui avait dit d’aller au bout du monde, en-dehors du monde grec (chez les barbares, ceux qui ne parlent pas grec, qui disent des borborygmes et s’appellent sûrement Barbara) en portant une rame, jusqu’à rencontrer quelqu’un qui lui demande : « Étranger, quelle est cette pelle à grain sur ta brillante épaule ? » Et là, enfin, chez « ceux qui ignorent la mer et la gloire grecque » (p. 170), il pourra rendre hommage à Poséidon. Les dieux, la mer, la Grèce, tout est là. Sublime.
Ulysse est doublement nostalgique, suivant en cela les deux motifs qui servent en allemand à désigner la « nostalgie » : Heimweh et Sehnsucht. Il a la nostalgie, Heimweh, du chez soi et de la patrie, Heimat : il veut retrouver sa maison, son lit, son lit enraciné (…) Mais Ulysse a aussi la nostalgie du large, de l’ailleurs, de la quête et de la recherche continues : encore… Le mot allemand pour le dire est tout chargé de philosophie : Sehnsucht. C’est celui de l’amour courtois qui se languit de désir, une tension, une quête qu’aucune possession d’objet ne peut satisfaire, la poursuite d’un objet fuyant comme celui que Jacques Lacan aura précisément nommé « objet a » cause du désir. Cette nostalgie-là n’est pas associée au retour mais au départ. (p. 180-181)