La réaction des autorités allemandes à la sortie du brûlot de Stirner en 1844 est exemplaire : le livre est immédiatement censuré, mais après deux jours le ministère de l’Intérieur fait volte-face et lève l’interdiction avec cet argument qui laisse rêveur : «un livre trop absurde pour être dangereux». Logique implacable, et stratégie qui portera évidemment ses fruits : faire de Stirner un martyr eût été contre-productif, il valait beaucoup mieux se reposer sur la lâcheté des hommes pour que soit étouffé le cri de révolte de cet obscur énergumène issu du cercle des jeunes hégéliens berlinois, qu’il côtoie depuis quelques années sans que personne ne se soit méfié de rien.


Et pourtant oui ce livre est dangereux, à défaut d’être absurde. Ce sont bien plutôt les hommes que dépeint dans toutes leurs compromissions Stirner qui font preuve d’absurdité à ne pas vouloir accepter la leçon qui s’étale sur plus de 400 pages, dans un style taillé à la serpe pour l’occasion. Leçon ? Le terme est-il d’ailleurs juste ? Non, à proprement parler Stirner ne se pose absolument pas en maitre à penser. Ses phrases sont plus de l’ordre de la vague, qui vient et revient lécher la falaise pour lentement la faire s’écrouler. Il y a de l’inexorable dans ce bouquin là, de l’entêté et de l’indifférence mêlés, aussi. Pour Stirner, le constat est évident, quels que soient les angles de vue adoptés : l’homme est un triste serf volontaire qui ne veut pas se libérer de ses chaînes, un prisonnier amoureux de ses bourreaux, à qui il suffirait pourtant de ne croire qu’à un seul mot pour récupérer la force qui est la sienne et qu’on lui a volé avec son consentement, un mot unique et tout puissant : Moi.


Et les bourreaux ? Oh il n’y a qu’à regarder l’organisation de n’importe quelle société humaine pour les trouver : ce sont l’Etat, la Religion, la Vérité. Un peuple de fantômes, de concepts d’autant plus implacables qu’ils ne sont que la formalisation de la faiblesse humaine. L’organisation impersonnelle du désastre. Les modalités inventées par l’homme pour abandonner une fois pour toute ce fardeau si lourd à porter : sa souveraineté.


Alors évidemment, à première vue, le remède prôné par l’insensé Stirner a tout de la catastrophe : ne plus se reposer sur le consensus mais ne suivre qu’une seule voix, la sienne, et une seule voie, son intérêt. Je ne suis qu’un Unique au milieu d’autres Uniques, alors à quoi bon chercher la conciliation ? Dit comme ça, c’est le retour de l’homme loup pour l’homme, certes. Et un remède qui pourrait bien amener à la mort des patients. Mais à un détail près : jamais Stirner ne le dit comme ça ! Sa démarche est beaucoup plus subtile, et passe par la destruction des anciennes habitudes plutôt que par la construction d’un modèle sorti tout armé de la tête des dieux défunts. Non, il n’y a pas de modèle, il n’y a qu’un but et pour y arriver chacun devra trouver son propre chemin. Stirner n’aime pas les solutions, la seule chose qui l’intéresse ce sont les problèmes. Sa démarche, chancelante mais décidée, n’a qu’un seul but : mettre fin à l’hypocrisie généralisée, et apprendre à vivre de plain-pied. Le seul idéal reste de n’en avoir aucun : « Eh bien ! les hommes sont comme ils doivent, comme ils peuvent être. Que doivent-ils être ? Certes, rien de plus qu'ils ne peuvent être et que peuvent-ils être ? Naturellement pas plus qu'ils n'ont le pouvoir, c'est-à-dire le moyen, la force d'être. Mais ils le sont réellement, parce qu'ils ne sont pas en état d'être ce qu'ils ne sont pas : car être en état signifie être réellement. On n'est pas en état d'être ce qu'on n'est pas réellement ; on n'est pas en état de faire ce qu'on ne fait pas réellement. Un homme qui a la cataracte pourra-t-il voir ? Oui, s'ils se fait opérer et que l'opération réussisse. Seulement, à l'heure actuelle, il ne peut pas voir parce qu'il ne voit pas. Possibilité et réalité coïncident. On ne peut rien que l'on ne fait pas, de même qu'on ne fait rien que l'on ne peut pas. »


Une fois passées les réactions un peu vives de tous les contemporains qui se sentirent accusés (Bauer, Feuerbach, Marx, Engels etc…), l’unique livre de Stirner disparut évidemment des radars pendant plus de cinquante ans, avant d’être remis au goût du jour par Mackay pour devenir un temps la bible des anarchistes individualistes. Une bible ! le pauvre Max a du bien rire du fond de sa tombe, lui qui ne prônait qu’une seule chose : que chacun apprenne enfin à ne croire en rien. Gageons que cet unique mot d’ordre était encore trop à assumer. La torche qu’il avait brandie, courageux et solitaire, dans l’obscurité de son siècle s’est désormais éteinte, au grand soulagement de l’humanité. Il est ainsi des tragédies tellement absurdes qu’elles ne donnent même plus envie de pleurer.

Chaiev
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le 28 févr. 2017

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