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Eric Vuillard fait dans le récit historique littéraire : un genre très original, qu'il manie avec brio. Il s'attaque dans cet opus à la guerre 14-18. Comme toujours avec Vuillard, le style est très travaillé. Ouvrons au hasard, comme j'aime bien faire. Page 81 :

Pour faire la guerre, le Reich a deux années de réserve d'or, il y a aussi les valeurs étrangères, une participation dans de nombreuses industries. Mais cela ne suffira pas. Il faudra tirer des billets, des billets de banque, bien lisses au début, tout couverts d'encre et de charmants dessins. Il en faudra de plus en plus. Les billets sont de petits mots doux que les chefs d'Etat et les banquiers envoient par centaines de milliers aux peuples par amour. Mais parfois ces preuves d'amour fanent mystérieusement ; elles se dévaluent et les prix grimpent comme le lierre sur les ruines. Bientôt la moindre cartouche vaut si cher qu'on se demande si cela vaut la peine de tuer un ennemi. On réfléchit avant de tirer, on choisit sa cible, ça ne va plus très bien. Mais l'Allemagne veut mener librement sa bataille, et elle imprimera des billets comme ces mauvais livres que tout le monde lit mais dont personne ne se souvient.

Jolie métaphore, les billets doux qui servent à financer la guerre.

Un autre. Page 143, Vuillard joue de nouveau sur la dichotomie amour/haine :

Les Allemands creusèrent dans la craie de véritables villes souterraines. Et entre les deux armées, là où les escargots heurtaient leurs cornes de chair molle, s'étendait un étroit no man's land de boue et de cadavres. Espace détruit, sacré, séparant les hommes presque aussi sûrement que le vide sépare les planètes, une ceinture de deux à quatre cents mètres de large coupait les deux armées. Cela tient à distance mieux qu'une poignée de mains, mieux qu'une rampe. C'est un immense guichet de terre. Et depuis chaque côté, les hommes se regardent, se devinent, se menacent et s'aiment. Oui, ils s'aiment. Depuis le début de chaque bataille, ils s'aiment et plus le temps passe, plus les bombes qu'ils s'envoient sont des preuves d'amour - des fautes.

Comme tous les livres très "écrits", ça ne se lit pas toujours facilement : il y faut de la concentration, de l'implication. Ce dont on ne dispose pas toujours, hélas : l'appréciation qu'on a d'un livre est toujours liée aux circonstances dans lesquelles on l'a entrepris. J'ai eu plus de mal avec celui-ci qu'avec L'ordre du jour ou 14 juillet, mais cela tient, je pense, plus à moi qu'à ce qu'a proposé Vuillard, plutôt constant dans la qualité.

Jduvi
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le 26 juin 2022

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