Un village de pêcheurs dans le Maryland au seuil de l’hiver. Une prostituée blanche est violée et assassinée. Jim, un homme noir est accusé et arrêté. Les habitants veulent le lyncher. Le roman n’entretient aucune ambiguïté sur la réalité de la culpabilité de Jim. Il est le coupable.


C’est la mise en place du rituel du lynchage qui intéresse l’auteur, Don Tracy (roman publié en 1938). Don Tracy va construire son récit en montrant comment la bête qui sommeille en nous va se révéler dans la foule. On le sait depuis Sénèque : « La preuve du pire c’est la foule. »

Et personne ne trouve grâce dans cette histoire. Chacun va se révéler, ou lâche, ou hypocrite, ou les deux à la fois :

Ainsi en est-il du shérif qui calcule une molle résistance face aux lyncheurs (qui sont ses électeurs) pour se faire réélire, les élections étant proches ;

Ainsi du jeune Al, à peine sorti de l’Université, qui s’écoute parler, se veut progressiste, bien-pensant, mais qui ne fait rien et qui se fait happer par la foule pour s’égarer avec elle, toujours se trouvant des excuses ;

Ainsi de l’individu nommé Vince, d’abord réticent à participer au lynchage, qui se laisse convaincre par sa copine à la seule perspective de la poursuite d’un plan-cul ;

Ainsi d’un type venu de New York qui, opportuniste, trouve ici un forum pour essayer de s’affirmer leader et d’en jouir ;

Ainsi des militants communistes avec leur illusion sur les travailleurs et la classe ouvrière, venus « sauver » le meurtrier mais s’avérant pleutres et poussés à renier (comme Saint Pierre) leur identité ;

Et ainsi d’autres personnages encore… La frénésie de toutes ses individualités qui s’ajoutent les unes aux autres va constituer la foule, une foule en crue « un torrent d’humanité hurlante », là où « toute trace d’intelligence avait disparu », là où chacun se croit et se voit grandi, où chacun se sent fort dans la foule, par la foule. L’auteur rend compte avec justesse de la montée en tension, de la constitution de la horde de plus en plus assoiffée de sang, il en dépeint l’incandescence, comparant cette foule à une « comète noire » avec pour corps des pêcheurs ivres d’alcool et de rage et pour queue de météore les suiveurs, les travailleurs, commerçants, ouvriers (bien loin de la « common decency » cher à Orwell), les femmes en tout dernier…

La foule, c’est la bête élémentaire que rien ne peut arrêter dès lors qu’elle s’enflamme (pas même la Garde Nationale !). C’est ce qu’expose bien Don Tracy. Le courage, la raison, la réflexion ne suffisent pas face à la monstruosité d’une foule, et, plus largement, face à la barbarie collective.



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Philippe Erbs

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