Le grand Eric Roman, Prix Nobel de Médecine pour ses travaux sur l'onchocercose, une maladie parasitaire aussi appelée cécité des rivières, s’est laissé convaincre, à l’occasion d’une tournée présidentielle en Afrique, de revenir sur les lieux de son enfance, à la frontière entre Cameroun et Centrafrique, pour s’y prêter à un reportage réalisé pour Grand Magazine par Irène, une jeune journaliste, et Ben Ritter, un photographe de renom.


Le voyage, qui ne doit durer que deux jours et deux nuits, a pour destination Petit-Baboua, à peine une bourgade autrefois rassemblée autour d’un hôpital de brousse et d’une léproserie tenue par des religieuses belges. C’est là qu’entre douze et quinze ans, le scientifique aujourd’hui presque septuagénaire a vécu auprès de son père médecin-capitaine, ancien engagé des guerres coloniales : un homme traumatisé et violent qui lui a mené une vie si dure que l’adolescent avait sauté avec soulagement sur l’occasion de ses études pour revenir seul en France.


Si Ben Ritter est le parfait baroudeur sans chichis ni états d’âme, la jeune journaliste végane, pleine de clichés sur l’Afrique et son passé colonial, vit l’aventure avec d’autant plus de préventions que tout la heurte chez l’homme ambitieux et arrogant qu’elle voit en Eric, lui-même beaucoup plus à l’aise dans ses relations cordiales et viriles avec les autres membres de l’expédition que face à cette donzelle bien-pensante et volontiers critique. Pourtant, au fur et à mesure que leur imposant 4x4, escorté par quelques gendarmes en raison de troubles latents dans la région, s’enfonce dans la brousse par d’interminables pistes poussiéreuses, et qu’au gré d’hébergements de fortune, tous se retrouvent sur le même pied face à l’inconfort et aux imprévus, masques et a priori se fissurent peu à peu, laissant apparaître, parfois au détour de quelques mots seulement, les facettes d’une réalité autrement plus complexe que ne l’avait imaginée Irène.


C’est ainsi que, lui-même surpris par l’assaut douloureux des souvenirs, l’impressionnant Eric Roman finit par laisser deviner en lui le petit garçon désespéré et à jamais marqué, tant par la souffrance et la brutalité de son père, que par sa découverte sans ménagements de la terrible mortalité africaine - « pour deux générations chez nous il y en a quatre ici » -, entre lèpre, maladies tropicales, puis plus tard Ebola et sida. Du dévouement, souvent impuissant, du personnel de l’hôpital de brousse et des religieuses de la léproserie d’antan, au combat du chercheur sa vie durant, voilà peu à peu de quoi ébranler les jugements manichéens d’une jeune femme juchée sur les hauteurs diabolisantes d’un anticolonialisme vertueux.


Pudeur et art de la suggestion président dans ce récit où se superposent l’Afrique coloniale de la propre enfance de Paule Constant, fille de médecin militaire dans les anciennes colonies françaises, et celle d’aujourd’hui, polarisée entre rejet de la France, radicalismes islamistes et emprise économique chinoise. Un roman tout en nuances, porté par une écriture magnifique, à la saveur subtilement douce-amère.


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Cannetille
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le 18 janv. 2023

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