La collection Série Noire nous a ressuscité une pépite : l'auteure hongroise nous livre un captivant récit policier qui se déroule au cœur du soulèvement de Budapest, juste avant que les soviétiques ne reprennent le contrôle.
Un polar qui rappelle un peu ceux de l'écossais Philip Kerr avec son Bernie à Berlin au temps des nazis.
La mythique Série Noire n'en finit pas de dépoussiérer ses collections, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Au risque de dénicher de véritables pépites comme cette Cinquième femme.
Maria Fagyas est née à Budapest en 1905, elle ira s'installer plus tard à Berlin avant d'émigrer aux US à la fin des années 30 pour fuir les nazis.
En 1963, quelques années après l'insurrection de Budapest, elle publie (en anglais aux US) son premier roman (et son seul policier) : La cinquième femme, qui met en scène la révolte hongroise et la répression soviétique.
Le roman paraîtra en français en 1964 dans la fameuse Série Noire, dans un format poche volontairement limité, et le voici ré-édité cette année en version "longue", avec une préface de Marie-Caroline Aubert qui a également revu et complété la traduction initiale de Jane Fillion (décédée en 1992).
Nous sommes fin octobre 1956 : la révolution hongroise est en pleine effervescence, les staliniens du gouvernement ont été remplacés, la population est en ébullition et croit en la libéralisation, les troupes soviétiques maintiennent un semblant d'ordre sans grande conviction et commencent même à se retirer du pays, laissant « les murs criblés de balles, les rangées de fenêtres sans vitres, les façades éventrées. »
Le flic c'est Lajos Nemetz. Un peu dépassé par les événements dont il se tient à l'écart, notre inspecteur vit chez sa sœur et pourrait bien passer pour un loser.
« Elle parlait de lui comme de son "malheureux beau- frère" et laissait entendre qu'elle ne l'hébergeait que pour lui éviter de finir sous les ponts. Nemetz, de son côté, ne la considérait pas comme un être humain, mais comme une de ces vexations que la vie vous inflige au même titre que les impôts, le mauvais temps, les rues bruyantes ou le vin coupé d'eau. »
À son crédit, notons tout de même qu'il lit « des romans policiers. Conan Doyle, Agatha Christie, Chandler… Et Simenon, en français. ».
Il a d'ailleurs tout d'un Maigret avec son pull tricoté par Irène, sa secrétaire, « à une époque où elle avait encore des visées sur lui » et il pense que « la révolution, tout comme le hockey sur glace et l'amour, était réservée à la jeunesse. »
Nous sommes en pleine insurrection, les hongrois abusent du cocktail Molotov, les russes de la kalachnikov et les cadavres jonchent les trottoirs, on les enterre à la va-vite dans les parcs de la ville.
Ce jour-là devant la boulangerie, la file d'attente a été décimée. Quatre femmes gisent sur le trottoir.
Mais ce soir, il y a un cinquième cadavre, une cinquième femme ...
« Lorsqu'il était passé la première fois devant la boulangerie, à 18 heures, quatre corps étaient alignés sur le trottoir. Maintenant, à 22 h 50, il y en avait cinq.
[...] Nemetz la reconnut aussitôt : c'était Mme Anna Halmy. La femme qui était venue le voir à son bureau un peu plus tôt dans la soirée. »
Les hypothèses ne manquent pas : une balle égarée, son mari qui rêvait de s'enfuir avec sa maîtresse, des envieux ou des concurrents dans ses combines au marché noir, ...
Maria Fagyas n'a pas directement vécu l'insurrection hongroise et la répression soviétique mais elle réussit à nous immerger complètement dans le Budapest de 1956 en plein bouleversement, aux côtés des petites gens.
Pas ceux qui font l'Histoire mais ceux qui la subissent et qui ont bien du mal à choisir leur camp, le bon camp : en plein désordre, sur qui miser, qui sortira vainqueur ?
La réponse est évidente et facile aujourd'hui mais le lecteur va comprendre qu'à l'époque, les hongrois étaient à deux doigts de changer le cours de l'Histoire.
Maria Fagyas accorde une attention toute particulière à tous ses personnages, principaux comme secondaires. Leurs origines et leurs milieux sont variés, tout en nuances et en contradictions, l'époque n'était pas facile et chacun fait ce qu'il peut face à des enjeux qui le dépasse.
Les personnages féminins, en particulier, sont finement travaillés.
Le lecteur se sent là-bas presque en famille, comme si on connaissait bien tous ces gens-là, au coin de notre rue.
Voici un roman qui fait inévitablement penser à la fameuse trilogie berlinoise de l'écossais Philip Kerr. Mais si Bernie (le flic de Philip Kerr) n'hésitait pas à croiser Goering ou Himmler, Maria Fagyas a choisi elle, de rester au ras des pavés arrachés aux rues de sa ville natale.
Ce qui l'intéresse n'est pas tant la marche du siècle, que la vie quotidienne et ordinaire des petites gens malmenés par l'histoire.
Quant à l'intrigue policière, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ne soit, comme bien souvent, qu'un gentil prétexte à une excursion romancée dans les rues en ruines de Budapest. Il n'en est rien et les ressorts de cette enquête captivante seront intimement liés aux événements en cours.
D'ailleurs tout cela se termine sur un beau final (enfin pas pour les Hongrois puisque les soviétiques reviennent en force alors que la Hongrie s'apprêtait à quitter le Pacte de Varsovie), un beau final riche en émotions, et un dénouement étroitement lié aux bouleversements politiques mais qui tranche avec les fins habituelles des romans policiers. Jusqu'aux dernières pages, Maria Fagyas surprendra les amateurs de polars et ne décevra pas les curieux d'Histoire.
« Nemetz réfléchit un moment.
— Il n'y a plus d'affaire Halmy. Elle est classée.
— Parce qu'elle n'a pas été résolue ?
— Au contraire, parce qu'elle est résolue.
— Vous savez donc qui est le meurtrier ?
— Oui, je le sais.
— Et qui est-ce ?
— Il fait un froid, ici ! fit Nemetz. »